Distinguer les réfugié·e·s des migrant·e·s : pratique arbitraire ou simple application de la loi ?
En Suisse, la procédure d’asile est un instrument central des politiques migratoires. Elle permet d’ordonner la mobilité des personnes précarisées et non européennes, en produisant une distinction entre « réfugié·e·s » et « migrant·e·s ». Selon les perceptions dominantes, les premier·e·s se déplaceraient sous contrainte pour des motifs politiques (persécutions ou guerres) tandis que la mobilité des seconds relèverait avant tout d’une stratégie économique. Or, la réalité est plus complexe.
La recherche en sciences sociales a depuis longtemps montré la difficulté à démêler les causes politiques des motivations socio-économiques dans les dynamiques migratoires (Monsutti 2004). C’est pourquoi il convient d’examiner comment les autorités suisses distinguent concrètement les « réfugié·e·s » des « migrant·e·s ». Les décisions prises par le Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM) relèvent-elles du seul pouvoir discrétionnaire de ses agent·e·s ? Ou bien les agent·e·s ne font-ils·elles qu’appliquer la loi suisse sur l’asile de manière neutre et objective ?
L’importance du contexte
De récentes recherches réalisées sur les pratiques d’octroi du statut de réfugié en Suisse apportent un éclairage précieux sur ces questions. Elles montrent que les décisions ne sont ni arbitraires ni objectives, mais avant tout « situées », c’est-à-dire toujours liées au contexte politique, historique, administratif et social dans lesquelles elles sont prises. Si le cadre juridique auquel les décisions se réfèrent paraît clair (Convention de Genève, loi suisse sur l’asile), celui-ci fait, en effet, toujours l’objet d’interprétations. Or, ces interprétations varient en fonction d’enjeux de politique extérieure ou intérieure et d’intérêts économiques. Certains travaux ont, par exemple, montré comment la Suisse a, pour des raisons essentiellement idéologiques, accueilli les Hongrois·e·s de manière extrêmement généreuse en 1956, alors même que beaucoup fuyaient leur pays pour des raisons autant économiques que politiques (Piguet 2019). Si leurs demandes d’asile avaient été étudiées par le SEM aujourd’hui, elles auraient fort probablement été rejetées.
Logique du soupçon
Depuis la fin de la guerre froide, la politique d’asile suisse favorise une interprétation au contraire très stricte du statut de réfugié·e. Les études réalisées auprès du SEM montrent l’existence d’un ethos institutionnel marqué par une attitude très légaliste et une logique du soupçon, qui tend à mettre systématiquement en doute la parole des requérant·e·s (Affolter 2021). Toute personne ne venant pas d’un pays pour lequel la jurisprudence interne au SEM est explicitement favorable, tend en effet à être suspectée d’être un simple « migrant économique » qui abuse du système d’asile suisse (Leyvraz et al. 2020 ; Miaz 2017). Se montrer suspicieux est alors perçu par les agent·e·s comme nécessaire pour pouvoir défendre l’institution de l’asile et préserver sa crédibilité. Les décisions sont par ailleurs influencées par une série de « normes implicites » telles que des stéréotypes sur les profils des requérant·e·s selon leur genre, leur classe socioéconomique ou leur âge, ou alors l’anticipation de la réaction du supérieur ou de la supérieure hiérarchique. Si les agent·e·s disposent d’une certaine marge de manœuvre, leur pouvoir discrétionnaire reste donc fortement structuré par un ensemble d’éléments alliant orientations politiques du gouvernement en matière d’asile, jurisprudence interne au SEM, contrôle exercé par les pairs, ainsi qu’un ensemble de convictions auxquelles ils et elles sont socialisé·e·s.
Une décision collective
Mais le SEM n’est pas le seul à décider de l’avenir des requérant·e·s. L’issue d’une procédure implique en réalité un grand nombre d’acteur·rice·s : interprètes, médecins, psychologues, tous et toutes jouent un rôle dans la mise en forme du récit de la personne requérante et dans les chances que son récit aura de convaincre le SEM (Fresia & al 2013). Les œuvres d’entraide, qui fournissent un accompagnement juridique aux requérant·e·s, opèrent par exemple elles-mêmes un premier « tri » entre ceux et celles qu’elles décideront d’aider, et les autres dont les requêtes sont jugées comme ayant peu de chances d’aboutir. Elles peuvent soit renforcer les cadres normatifs en vigueur, soit au contraire, faire évoluer la jurisprudence vers plus d’ouverture lorsqu’elles décident de défendre un cas a priori moins solide (Rey 2013). De même, le tribunal administratif fédéral, qui traite les recours, peut infléchir les décisions du SEM dans un sens ou dans l’autre.
Une succession de filtres
Mais c’est aussi et surtout en amont de la frontière helvétique que se déploie un ensemble plus vaste de dispositifs de tri entre réfugié·e·s considéré·e·s « désirables » et « indésirables » : qu’il s’agisse des politiques de délivrance de visas très restrictives, des règlements Dublin, ou des pratiques de refoulement, de mise en camps et de détention aux frontières sud et est de l’Europe, toutes ces mesures permettent de garder à distance les « indésirables », tout en filtrant ceux et celles qui pourront poursuivre leur chemin vers les pays européens les plus riches. Loin d’être indépendantes du système d’asile suisse, ces pratiques, qui se déploient loin des regards, doivent être appréhendées comme lui étant intrinsèquement lié.
Marion Fresia est professeure à l’Institut d’ethnologie à l’Université de Neuchâtel.
Ce texte se base sur un article publié dans une brochure accompagnant l’événement « Bienvenue à Heimatland ! » organisé par le Théâtre de la Connaissance qui s’inspire des recherches réalisées dans le cadre du nccr – on the move et de la MAPS sur le thème de la gestion migratoire.
Pour poursuivre la réflexion :
– Affolter, L. (2021). Asylum Matters. On the Frontline of Administrative Decision-Making. Palgrave Socio-Legal Studies Book Series.
– Fresia, M. Bozzini et A. Sala (2013). Les rouages de l’asile en Suisse : regards ethnographiques sur une procédure administrative, Etude SFM 62.
– Miaz, J. (2017). From the Law to the Decision: The Social and Legal Conditions of Asylum Adjudication in Switzerland, European Policy Analysis 3(2), 372–396.
– Monsutti, A. (2004). Guerres et migrations : réseaux sociaux et stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan. Institut d’ethnologie de Neuchâtel / Maison des sciences de l’Homme.
– Rey, R. (2013). « Humainement je vous comprends mais juridiquement je ne peux rien faire », Etude SFM 62.
– Piguet, E. (2019). Asile et réfugiés. Repenser la protection. PPRU, Coll. Savoirs suisses (octobre 2019).