Tentatives collectives des migrant·e·s pour contrer l’exclusion économique

01.03.2022 , in ((Politica)) , ((No commenti))

De nombreux·ses migrant·e·s peinent à trouver un emploi correspondant à leurs compétences et à leurs aspirations en Suisse. Ils/elles sont contraint·e·s de baisser, de reporter ou de réorienter complètement leurs ambitions professionnelles. Cependant, ces dernières années, les migrant·e·s ont commencé à chercher collectivement à améliorer leur situation et à contester ces logiques d’exclusion à travers diverses initiatives. Des organisations gérées par des migrant·e·s offrent, par exemple, un soutien à ceux qui veulent créer leur propre entreprise. Mais quelles sont est leur potentiel et leurs limites ?

La Suisse est l’un des pays de l’OCDE les mieux classés en ce qui concerne la participation des migrant·e·s au marché du travail. Pourtant, comme le montrent les recherches, en particulier les femmes et les non-Européen·ne·s qui ne viennent pas dans le pays avec un contrat de travail existant, mais dans le cadre du regroupement familial ou de l’asile, ont souvent du mal à trouver un emploi correspondant à leurs compétences et à leurs aspirations (Riaño 2021). Cela est dû en partie à un manque de reconnaissance de leurs qualifications, à des pratiques d’embauche discriminatoires, ainsi qu’à des programmes d’intégration gérés par l’État, qui ne parviennent pas à résoudre correctement ces problèmes. Au contraire, ces programmes orientent les migrant·e·s vers des secteurs de travail précaires (Stingl 2021).

Les migrant·e·s ne restent pas toujours passif·ve·s dans ces situations. Ils/elles réclament de plus en plus la reconnaissance de leur potentiel économique et agissent en se soutenant mutuellement pour surmonter les obstacles du marché du travail. Parmi ces initiatives, les organisations gérées par des migrant·e·s proposent des programmes d’entrepreneuriat et offrent des formations aux migrant·e·s qui souhaitent créer leur propre entreprise. Jusqu’à présent, nous n’avons eu qu’une compréhension très limitée des effets de ces programmes. Quelle est la réalité derrière la promesse de telles carrières entrepreneuriales pour les migrant·e·s ? Et plus généralement, quels est le potentiel et les limites de ces efforts collectifs pour défier l’exclusion économique ?

Le rêve entrepreneurial et ses limites

Après avoir participé à des programmes d’entrepreneuriat, de nombreux·ses migrant·e·s deviennent indépendant·e·s dans divers domaines, tels que l’informatique, l’éducation, la gastronomie ou la vente au détail. Ils/elles bénéficient d’un accompagnement sur la création d’entreprise et les pratiques de marketing en Suisse, d’un accès aux réseaux professionnels locaux et d’un encouragement à utiliser de manière créative leurs anciennes expériences professionnelles. Ainsi, ils/elles surmontent la frustration d’avoir été rejeté·e·s d’emplois plus réguliers et développent une confiance en soi concernant leurs ressources et leurs compétences.

Cependant, tou·te·s les participant·e·s ne parviennent pas à lancer une entreprise qui leur assure l’autosuffisance économique. Cela résulte en partie des restrictions légales spécifiques au travail indépendant pour les ressortissant·e·s de pays tiers. L’esprit d’entreprise implique de prendre des risques, ce qui nécessite une stabilité financière et le soutien d’un réseau social plus large en place. Ce sont des conditions qui ne sont pas toujours réunies lorsqu’on arrive dans un nouveau pays (Piguet 2010). Ainsi, l’écart entre les attentes professionnelles nouvellement forgées de certain·e·s participant·e·s et leurs réalités peut se transformer en nouvelles sources de déception.

De plus, la promotion du travail indépendant chez les migrant·e·s s’aligne sur les logiques néolibérales et individualistes. Plutôt que de remettre en question les politiques et les pratiques d’embauche qui ont exclu les migrant·e·s d’une participation significative au marché du travail, elle les encourage à prendre des initiatives et à surmonter eux/elles-mêmes les obstacles. En exhortant les migrant·e·s à s’auto-responsabiliser pour leur trajectoire professionnelle et leur intégration économique, les organisations dirigées par des migrant·e·s courent le risque de maintenir le système, plutôt que de le remettre en question (Martin 2011).

Mettre en valeur le potentiel migratoire auprès du public

Si l’accent est clairement mis sur les initiatives individuelles des migrant·e·s, ces organisations tentent également d’inclure d’autres acteurs et de favoriser le dialogue avec la société dans son ensemble. Elles créent des alliances avec des entreprises établies, qui offrent ensuite des possibilités de formation complémentaire, voire un financement, à leurs participant·e·s. Ces organisations incitent également les professionnel·le·s locaux·les à donner des conseils et à devenir des mentors pour les futur·e·s entrepreneur·se·s migrant·e·s. Elles compliquent ainsi la notion de simple auto-responsabilité et d’intégration unilatérale, et s’orientent vers une vision plus progressiste d’une économie inclusive à laquelle contribuent de multiples acteurs.

Ces organisations organisent régulièrement des événements au cours desquels les projets entrepreneuriaux des participant·e·s sont présentés au public. En mettant en avant les contributions potentielles des migrant·e·s, elles visent à s’opposer aux vues déficitaires qui présentent les migrant·e·s comme des fardeaux pour la société suisse et l’État-providence. La présentation des migrant·e·s comme des personnes pleines de ressources remet donc en question les discours condescendants qui montrent les migrant·e·s comme des figures vulnérables ayant besoin de soutien. Cette apparition publique a certainement le potentiel de changer la perception des migrant·e·s par la société et d’égaliser l’accès aux opportunités professionnelles. Cependant, il est également nécessaire d’avoir un regard critique sur la stratégie consistant à “mettre en valeur” le potentiel économique des migrant·e·s. Il existe un risque de renforcer les récits utilitaires et instrumentaux de la migration et de reproduire le clivage établi entre les migrant·e·s et les non-migrant·e·s, selon lequel les migrant·e·s doivent faire la publicité de leurs compétences auprès de la société pour être considéré·e·s comme “bienvenu·e·s”.

Créer un sentiment de communauté malgré les contraintes

À ce stade, nous devons toutefois reconnaître les possibilités limitées des personnes qui gèrent et travaillent pour de telles initiatives. La plupart d’entre eux/elles n’ont pas d’expérience à long terme dans la gestion d’organisations à but non lucratif ou de programmes entrepreneuriaux et rencontrent des difficultés pour obtenir des fonds pour leurs organisations. Ils/elles doivent régulièrement s’adresser à des sources privées et à des entreprises, et solliciter les programmes d’intégration des cantons et des villes. L’État ne fournit pas encore de soutien durable aux programmes entrepreneuriaux destinés aux migrant·e·s. Cela se traduit par un financement à court terme, des salaires médiocres et la plupart du temps consacré au bénévolat. Leurs efforts peuvent être interprétés comme une stratégie de contournement visant à améliorer les conditions de vie des migrant·e·s, tout en respectant les contraintes propres aux organisations.

Malgré les ambivalences décrites ci-dessus, ces initiatives ont un impact important sur la vie quotidienne de leurs participant·e·s. Elles revalorisent les compétences et les ressources des migrant·e·s, et facilitent leur ascension professionnelle au-delà des secteurs précaires. Les interactions au sein des organisations gérées par des migrant·e·s soulagent ainsi les luttes quotidiennes et contrebalancent les expériences dominantes de solitude après l’arrivée en Suisse. De nombreux/ses participant·e·s éprouvent un sentiment d’appartenance et considèrent ces organisations comme des communautés. Grâce à ces organisations, les migrant·e·s se sentent moins seul·e·s et peuvent nouer des relations significatives. Les effets de ces initiatives semblent aller au-delà de la simple sphère économique, car elles répondent également aux multiples autres besoins des migrant·e·s en dehors du marché du travail.

Christina Mittmasser est doctorante à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel. Elle fait partie du projet nccr — on the move “Migrant Entrepreneurship : Mapping Cross-Border Mobilities and Exploring the Role of Spatial Mobility Capital”.

L’article du blog a été publié pour la première fois en anglais sur nccr — on the move et est basé sur un article qu’elle a écrit avec Isabella Stingl de l’Université de Zürich. Le billet de blog original était traduit en Français par DeFacto et publié le 25.02.2021. Le texte se base sur la publication dans la “Revue européenne des migrations internationales, 37 (1–2) (pre-print disponible en ligne).

Références:

– Martin N. (2011). Toward a new countermovement: A framework for interpreting the contradictory interventions of migrant civil society organizations in urban labor markets, Environment and Planning A: Economy and Space 43(12), 2934–2952.
– Piguet E. (2010). Entrepreneurship among immigrants in Switzerland. In: OECD (ed.) Open for Business. Migrant Entrepreneurship in OECD Countries. OECD Publishing, 149–175.
– Riaño Y. (2021). Understanding brain waste: Unequal opportunities for skills development between highly skilled women and men, migrants and nonmigrants, Population, Space and Place 27(5), e2456.
– Stingl I. (2021). Die Zeit als Gegenstand und Mittel des Regierens: Praktiken der Integrationsförderung im Kontext Arbeit und Migration. Practices of integration in the context of labour and migration, Geographische Zeitschrift 109(1), 44.

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