Le corps au centre : un regard féministe sur nos temps troublés

16.12.2022 , in ((Corps et espaces en temps de crises)) , ((No commenti))

À l’heure où le vocabulaire de la crise s’impose dans nos sphères quotidiennes comme nouvelle normalité, il apparait crucial d’interroger la façon dont ces crises nous affectent différemment les un·e·s les autres, intimement et collectivement, et ce que nous en faisons, ou pouvons en faire. Les géographies féministes, parce qu’elles placent le corps au cœur de leurs analyses, nous invitent à décentrer notre regard, en l’orientant vers l’action. Comment vivre alors en ces temps troublés ?

Les géographies féministes trouvent leur origine dans la lutte contre le patriarcat et les inégalités qui en découlent. Elles montrent comment les espaces sont socialement construits afin de reproduire des normes, notamment de genre (Collectif féministe 2022). Cela permet par exemple de comprendre en quoi la séparation entre espace public et espace privé renvoie à une hiérarchie de genre rendant l’accès à l’espace public plus difficile et moins légitime pour les femmes que pour les hommes (Blidon 2017). Cela révèle en outre le poids excluant de ces normes et invite à favoriser les voix et expériences des personnes minorisées, jusqu’ici occultées.

Au-delà des seules questions de genre, les géographies féministes dénoncent les effets combinés des rapports de pouvoir, dans leur dimension spatiale, et ce dans un objectif de justice sociale. En mobilisant une perspective intersectionnelle (Duplan, à paraître), elles mettent au jour la façon dont les systèmes d’oppression – patriarcal, capitaliste, raciste, colonial, impérialiste, validiste, sans exclusivité – affectent nos vies ordinaires de manière à la fois conjuguée et différentielle. Ainsi, tous les hommes ne sont pas dans une position égale de privilège et toutes les femmes ne subissent pas les mêmes expériences d’oppression : un homme racisé, une femme migrante, une personne trans ou non-binaire, entre autres exemples, vont être plus à même de subir des discriminations dans leur rapport à l’espace (Duplan 2023). Or, les contextes de crise rendent plus saillantes ces inégalités, comme l’a montré par exemple la pandémie du Covid-19.

La crise comme catalyseur des inégalités sociales

La crise désigne un changement ou une rupture dans un ordre établi que l’on pensait comme une évidence. Catalyseur des inégalités sociales, elle fonctionne également comme révélateur de privilèges (Cranston et Duplan 2022), comme en témoignent les travailleur·euse·s qui continuent de livrer à domicile et de faire le ménage des plus fortuné·e·s, s’exposant elles et eux toujours plus aux risques sanitaires. Nos privilèges reposent sur ces situations de précarité et vulnérabilité que la crise nous oblige à regarder.

Toutefois, face à la pluralité du vocabulaire de la crise – migratoire, environnementale, sanitaire, géopolitique, etc. – une réflexion s’impose. Une perspective intersectionnelle met ainsi au jour comment l’imbrication des rapports de pouvoir produit non pas des crises, mais bien une seule et même crise, qui se décline en différentes facettes selon les moments et les temporalités et qui va affecter nos vies de manière contrastée (Sultana 2021).  En cela, le recours au terme-même de crise met au jour l’incapacité de nos organisations humaines à faire, justement, société. Il s’agit alors de penser conjointement ce que nous continuons encore trop souvent à considérer comme des crises morcelées, fragmentées, afin de mettre en place des formes de coalitions pour plus de justice sociale et spatiale.

Corps opprimés, corps déployés

La place que prend le corps, le rôle qu’il joue, demandent ainsi à être interrogés. Thématique centrale des géographies féministes, le corps s’envisage à la fois comme surface d’inscription des normes et site premier de l’expérience spatiale (Duplan 2021). En temps de crise, il devient le lieu ultime de l’oppression, l’espace cible au sein duquel se répercutent les inégalités (Blondin et al. 2022). Ainsi, les corps marqués du stigmate de la race ou de la classe, associées à la saleté, la sauvagerie, ou encore la déviance se retrouvent davantage contrôlés dans un contexte où tout ce qui échappe au contrôle productiviste de la norme et de la morale devient érigé en danger public. Se retrouvent également exclus les corps ne pouvant prouver leur identité, leur nationalité, leur âge, ou encore leur genre, comme dans le cas des personnes trans soumises au contrôle d’un pass sanitaire.

Si l’exacerbation des inégalités ne peut être démentie, il importe toutefois de rendre également compte de l’agentivité à l’œuvre. Car les corps résistent, ils se rassemblent, forgent des alliances et des réseaux de solidarité, défiant les logiques institutionnelles du contrôle et de la surveillance. Loin des regards, ou au contraire au cœur de la cité, dans les gestes du quotidien, ou bien de manière plus spectaculaire, ils s’assemblent pour créer de nouvelles façons d’être au monde permettant de faire face aux mécanismes d’exploitation et de précarisation. Penser ces contextes de dysfonctionnement au travers du corps permet ainsi d’interroger les processus de disciplinarisation et de gouvernance à l’œuvre tout comme les dynamiques d’empuissancement.

Comment vivre en ces temps troublés ?

Face à la décomposition de la société et aux effets délétères que cela engendre, précarisant toujours davantage les plus démuni·e·s, nombreuses sont les actions menées depuis la rue afin de réclamer des vies vivables pour tou·te·s·x. Or, c’est par le corps, et par la puissance du rassemblement (Butler 2015), que s’opère la contestation, là que réside le potentiel de transformation. Loin de toute possibilité de salut de type technologique ou apocalyptique, c’est bien au travers de la matérialité des corps qu’il s’agit de réclamer un vivre-avec multi-espèces (Haraway 2020). À nous alors de déployer le trouble au travers de nos corps interconnectés et résonnants, afin de créer de nouvelles formes d’être véritablement présent·e·x·s  ensemble au monde.

Karine Duplan est géographe à l’Université de Genève (CH). Ses travaux portent sur la production des privilèges et inégalités en contexte de mondialisation. Elle se concentre plus spécifiquement sur la dimension spatiale du genre et de la sexualité à travers d’une perspective intersectionnelle.

Références:

–Blidon, Marianne, 2017 : “Genre et ville, une réflexion à poursuivre”. Les Annales de la recherche urbaine, Vol. 112, No. 1, pp. 6-15.
–Blondin, Suzy, Laketa, Sunčana, Mittmasser, Christina et Laure Sandoz (Eds.), 2022 : “Corps et espaces en temps de crise. Perspectives féministes”, Géo-Regards, 15.
–Butler, Judith, 2016 : Rassemblement. Paris, Fayard.
–Collectif de géographes féministes, 2022 : “Les géographies féministes : des géographies engagées, au-delà du genre et des sexualités”. In : Fragments de Géographie. Rouget N., Baron N., Cattaruzza A., Lemarchand N., Sepulveda B, Vincennes : Presses Universitaires de Vincennes, pp.159-174.
–Cranston, Sophie et Karine Duplan, 2022 : “A Reflexive Perspective on Privileged Migration Studies. What’s the Point?”, nccr – on the move blog series on “Reflexive Migration Studies.”
–Duplan, Karine, 2021 : “‘She’s a real expat’: be (com) ing a woman expatriate in Luxembourg through everyday performances of heteronormativity.” Gender, Place & Culture (2021): 1-27.
–Duplan, Karine, 2022 : “Discriminations intersectionnelles dans l’espace public”. In : Luiza Vasconcelos, Pascal Maeder, Lea Dettwiler, Milena Chimienti, Mohamed-Walid Benyezzar (eds), Agir pour l’égalité dans le domaine des migrations : quelles recommandations pour les politiques publiques ?, HES-SO, Université de Genève.
–Duplan, Karine, 2023 : “Intersectionality”. In:  Encyclopedia of Political Sociology. Grasso M.T., Giugni M. (Eds.). Cheltenham : Edward Elgar Publishers. A paraître.
–Haraway, Donna, 2020 : Vivre avec le trouble. Vaulx-en-Velin :Les éditions des mondes à faire.
–Sultana, Farhana, 2021 : “Climate change, COVID-19, and the co-production of injustices: a feminist reading of overlapping crises.” Social & Cultural Geography 22.4, pp. 447-460.

 

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