Bureaucrates anonymes ou êtres humains agissant en « leur âme et conscience » ?
Au quotidien, de nombreux et nombreuses collaborateur·rice·s agissent au nom d’institutions telles que le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) ou « le service des migrations » des cantons. Bien que souvent dans l’ombre de leurs offices, ces personnes chargées de l’administration de la migration sont des acteur·rice·s particulièrement important·e·s, car leurs actions traduisent des normes abstraites en des décisions avec des effets concrets. La somme de tous ces actes définit la réalité pratique du droit et de la politique migratoire.
Les tâches des personnes administrant la migration sont variées. D’un côté, elles consistent à organiser le recrutement de la main-d’œuvre étrangère ou à promouvoir l’émigration. De l’autre, l’administration de la migration consiste en bonne partie à décider qui peut légalement entrer et séjourner sur le territoire national avec quels droits et quelles obligations.
L’interprétation du cadre juridique
Dans l’administration de la migration, les autorités disposent d’un pouvoir discrétionnaire important. D’un côté, le pouvoir discrétionnaire permet de tenir compte des spécificités individuelles. De l’autre, il implique le risque d’aboutir à des décisions inégales si, par exemple, une décision d’accorder une prestation est influencée par des stéréotypes racistes ou sexistes. De manière plus générale, le pouvoir discrétionnaire démontre que les actions des personnes chargées d’appliquer une loi ne sont pas le reflet direct de celle-ci. Les règles juridiques ne déterminent donc pas directement l’action, mais établissent un cadre qui oriente, qui offre des possibilités et qui définit des limites aux actions des agent·e·s de terrain.
Bureaucratie à visage humain
Contrairement à l’image dépersonnalisée de la bureaucratie et des personnes qui y travaillent, les fonctionnaires sont des sujets individuels avec des caractéristiques, des émotions et des histoires. Ce constat banal d’un point de vue sociologique a pourtant des implications importantes. En effet, ces caractéristiques jouent un rôle dans leur travail quotidien, notamment à travers leur pouvoir d’appréciation. En raison des marges de manœuvre prévues par la loi, les bureaucrates peuvent, et souvent doivent, faire recours à des interprétations subjectives et à leurs expériences. Cela influe sur leur manière de poser des questions et de pondérer des éléments, sur leur posture vis-à-vis de quelqu’un, et donc sur des décisions et des actes qui in fine constituent ce qu’est la politique migratoire en pratique.
Traitements administratifs des cas spécifiques
Du côté des personnes migrantes, il y a également une grande diversité de situations, de parcours, d’intérêts et de manières de faire. Même si leurs demandes peuvent être classées dans des catégories légales (asile, séjour, nationalité), chacune est liée à un individu particulier. Le travail des fonctionnaires des migrations consiste à traiter administrativement des cas spécifiques afin de les classer en des termes qui entrent dans le cadre donné par la loi – des motifs crédibles ou pas, des personnes intégrées ou non, des connaissances suffisantes ou non, des intérêts privés suffisamment importants ou pas. Si des normes, des directives et la jurisprudence orientent ce travail, les personnes administrant la migration doivent prendre leurs décisions sur la base d’informations forcément limitées et réductrices. Ces fonctionnaires sont confrontés à des fragments d’histoires de vie présentés dans des conditions particulières (telles qu’une audition d’asile ou un entretien avec une commission de naturalisation), avec des formulaires et des dossiers qui ne reflètent que la partie d’une vie qui est visible et gérée administrativement.
L’interaction au cœur du traitement administratif
Le type d’interaction influe aussi sur le rapport entre les personnes et l’idée qu’un individu se fait de l’autre. On peut distinguer les interactions directes, typiquement « aux guichets » ou dans le cadre des auditions d’une part, et les interactions indirectes ou médiatisées qui se passent par écrit d’autre part. Selon la perception qu’un·e agent·e se fait d’un individu au travers d’une interaction, des facteurs tels que le genre, le statut social, l’apparence physique ou encore la manière de s’habiller peuvent jouer un rôle et vont contribuer à la construction de la réalité et des faits de ce qui devient un « cas ».
Christin Achermann est professeure en migration, droit et société à l’Université de Neuchâtel et co-cheffe du projet “Governing Migration and Social Cohesion through Integration Requirements: A Socio-Legal Study on Civic Stratification in Switzerland” au nccr – on the move.
Version raccourcie et légèrement adaptée de l’article publié dans ‘Terra Cognita’, Bureaucrates anonymes ou êtres humains agissant « en leur âme et conscience » ? Fonctionnaires dans les administrations de la migration, Terra Cognita 32 (printemps 2018), 18-21. Ce texte était aussi publié dans une brochure accompagnant l’événement « Bienvenue à Heimatland ! » organisé par le Théâtre de la Connaissance.
Pour poursuivre la réflexion :
– Achermann, Christin (2019). « La Suisse exclusive : quelles pratiques à l’égard des personnes étrangères ‘indésirables’ ? ». In Chroniques universitaires 2019, Université de Neuchâtel, 44-56.
– Achermann, Christin, Lisa Marie Borrelli, Stefanie Kurt, Doris Niragire Nirere et Luca Pfirter (2021). L’intrication croissante du contrôle des migrations et de l’aide sociale, Solidarité sans frontières, 3 mars 2021.
– Borrelli, Lisa Marie, Stefanie Kurt, Christin Achermann et Luca Pfirter (2021). « Armut ist kein Verbrechen » – (Un)bedingt Wohlfahrt in der Schweizer Rechtsprechung, Décodage (blog), SAGW, 8 avril 2021.
– Kurt, Stefanie, Christin Achermann, Lisa Marie Borrelli et Luca Pfirter (2020). Zuwanderungs- und Aufenthaltssteuerung via Sozialhilfe?, nccr – on the move (blog), 29 janvier 2020.