Corps en jeu dans la ville
Une femme d’affaire qui fait voler une nappe à carreau en plein centre de Grenoble, c’est une scène que l’on pourrait qualifier de drôle, de transgressive ou d’incompréhensible. Une chose fera l’unanimité : ce geste est inattendu. Comment les corps révèlent la ville que nous fabriquons ? Comment la danse, le théâtre ou plus globalement le corps qui se met en jeu peuvent rejoindre la démarche d’enquête des sciences humaines et sociales ?
Traditionnellement dans la pensée occidentale, corps et esprit, recherche et art, rationalité et émotion ont été opposés. On le voit dans la recherche : le corps est absent ou pensé comme un support statique, à croire que les chercheurs·euses seraient des êtres sans corps ni mouvement. Des courants de pensées notamment portés par des féministes ou des études critiques ont permis depuis les années 1980 de questionner cet impensé. Leurs travaux ont notamment permis de théoriser à quel point il était problématique de créer des enquêtes sur le monde sans prendre en compte tout ce qui influence ce rapport au monde : notre corps, nos émotions, notre éducation, nos interactions mais aussi nos intuitions. Toutes ces qualités, loin d’être contraires à l’exercice de recherche en sciences humaines doivent être interrogées, mis à l’épreuve, utilisées, développées : elles sont autant de sources pour « mieux voir » comme le dit la philosophe Sandra Harding.
Les approches féministes se sont progressivement fait reconnaitre dans les champs des sciences, cependant elles restent encore majoritairement des apports théoriques et la question des méthodes féministes restent moins développées dans les approches de géographes notamment.
La question se pose de comment les théories féministes peuvent donner lieu à des pratiques (et pas seulement à des concepts), d’où l’idée de promouvoir une géographie féministe en actes, avec l’aide des arts de rue.
Performance : de quoi parle-t-on ?
Performance, performer : ce vocabulaire à tellement de significations qu’il est parfois synonyme de compétitivité. Pourtant performer dans son sens premier indique le fait de « donner une forme » à quelque chose (pour former). Dans le milieu artistique, la performance est une proposition dansée, théâtralisée ou une installation qui cherche à sortir du cadre traditionnel des musées. La performance peut désigner des registres très différents voir opposés, mais le terme est intéressant dans la mesure où nos manières d’être dans la vie de tous les jours comportent aussi une forme de performance, de partition chorégraphique construite à base de normes invisibles mais bien réelles.
La sociologie a bien montré que nos corps cherchent à se conformer au regard de l’autre, et certain·e·s chercheurs·euses comme Erving Goffman dans l’Arrangement des sexes (1977) vont jusqu’à affirmer que nous sommes des performeurs ou des performeuses au quotidien, jouant un rôle malgré nous. Il est donc intéressant de confronter ces performances inconscientes avec les performances artistiques qui cherchent explicitement à dénoncer ou s’amuser avec ces rôles.
Qu’est-ce qu’un laboratoire de rue dans la compagnie Ru’elles ?
La compagnie Ru’elles pratique un « théâtre déclencheur » : un mélange entre des pratiques de théâtre, de danse, d’écriture et de mouvement. Issu de différents courants comme le théâtre de l’opprimé ou l’éducation populaire, cette compagnie propose des ateliers ouverts à tout le monde (artiste, amateur·ice ou habitant·e) pour s’emparer d’outils artistiques qui décalent le regard que l’on porte sur la ville.
Parmi ces outils cet article en détaille deux : la carte sensible et la dérive. La carte sensible est une pratique qui part du principe que tout le monde vit différemment son quartier et peut trouver sa manière graphique d’en parler. La dérive elle propose des manières de marcher dans l’espace public de sorte à se perdre et de ne plus avoir ce rapport très pratique ou efficace que nous avons d’ordinaire en ville. Avec ces outils, les laboratoires de rue souhaitent créer des manières littérales de jouer avec nos villes et de débattre comment l’urbain nous imposent des schémas.
Ces laboratoires sont donc à mi-chemin entre la recherche, l’art et la perspective citoyenne critique pour encourager chacun·e à participer activement aux manières de construire nos villes ou simplement d’y remettre un geste poétique. Il s’agit donc en fin de compte de prendre l’art comme un levier qui nous rend capable d’action, qui nous encapacite.
Créer des réponses artistiques pour une pensée critique
Les explorations menées par des méthodes corporelles et sensibles donnent des lectures fines sur les ressentis liés aux logiques de frontière, de pouvoir ou de contrôle des corps. Derrière la vitrine d’un quartier nommé durable et innovant, les laboratoires de rue ont montré comment les corps pouvaient ressentir avec leur intelligence, certains mécanismes de la ville néolibérale. L’enjeu est alors de retrouver une part de liberté ou de pouvoir d’agir face à cet aménagement. Détecter la discipline imposée au corps et créer des contre-récits : c’est le principe de ces laboratoires ouverts.
Comprendre la ville par le corps est une approche de science participative, féministe et créative qui reste expérimentale. À ce titre ce que propose Ru’elles n’est pas un protocole clef en main mais un processus à nourrir collectivement. Bien qu’efficaces dans leur lecture et dans la participation qu’elles engendrent, ces méthodes demandent aussi à être questionnées au prisme de l’éthique de la démarche, de l’efficacité à partager leurs messages dans les performances et dans leur reproductibilité. C’est précisément parce qu’elles constituent des arts de faire non conventionnels qu’elles forment un objet de recherche et de création si stimulant.
Post-doctorante à l’Université de Belval, Lise Landrin s’est spécialisée dans la recherche-création et les épistémologies féministes. Géographe de formation, elle est aussi formée dans le théâtre de l’opprimé et le conte. De plus, elle coordonne le pôle Recherche de la compagnie Ru’elles.
Ce billet de blog fait référence à l’article paru dans Géo – Regards n°15 :
Lise Landrin, Corps en jeu dans la ville : perspectives pour une géographie féministe en actes.