Des « femmes d’Expats » aux « femmes Expats » : L’émergence d’une nouvelle forme de mobilité
Longtemps masculine, la migration s’est progressivement ouverte aux femmes par le biais du regroupement familial, conduisant à des défis pour l’intégration des femmes et des enfants sacrifiés fréquemment sur le marché du travail et au niveau de leur formation, au bénéfice de la carrière du conjoint et père. Plus récemment, la migration de femmes hautement qualifiées, professionnellement actives, a connu un essor considérable. Ces femmes Expats représentent une réalité de la migration contemporaine que nous décrivons ici.
« Expatrielles », « Femmexpat », les termes pour désigner ces femmes qui prennent en main leur propre trajectoire migratoire (plutôt que de se la faire imposer par un conjoint) se multiplient sur les réseaux sociaux. Ces femmes ont pour point commun d’être hautement qualifiées, bien positionnées sur le marché du travail en raison de leurs compétences et de leur formation, mobiles internationalement et revendicatrices d’une trajectoire de vie laissant une place importante à la carrière professionnelle internationale, quitte à devoir retarder la vie familiale. Contrairement à l’Expat masculin, cet homme que l’on connaît bien statistiquement, le modèle de l’Expat féminin est plus difficile à cerner, en raison de l’enchevêtrement fréquent des biographies professionnelles, migratoires, mais aussi familiales. Cependant, les dernières enquêtes Migration-Mobility effectuées par le nccr – on the move comblent partiellement ce déficit d’informations, tout en soulevant de nouvelles questions.
Qui sont les « Femmexpats » ?
Pour mieux cerner le phénomène, nous avons identifié ces femmes dans ces enquêtes en définissant le groupe selon les critères suivants : femmes titulaires d’un niveau de formation tertiaire au moment de migrer en Suisse, arrivées en Suisse avec une offre ou un contrat de travail et déclarant au moment de l’enquête avoir immigré pour un motif professionnel. Sur les 4007 femmes ayant répondu à l’enquête en 2018, 650 (16%) répondent à ces critères.
Cet effectif est suffisant pour analyser un peu plus en détail les caractéristiques de ces migrantes hautement qualifiées, qui sont majoritairement (dans plus de 80% des cas) originaires d’un pays de l’UE/AELE. Plus d’un quart d’entre elles sont arrivées en Suisse dans le cadre d’une relocalisation organisée par leur employeur·euse, le solde ayant pris un nouvel emploi à leur arrivée. Afin d’illustrer les spécificités de ce groupe, nous le comparerons à la fois aux immigrantes arrivées pour d’autres motifs (regroupement familial, travail faiblement ou moyennement qualifié, etc.) et aux hommes qui présentent les mêmes critères (Expats masculins).
Un premier élément apparaissant à la lecture des données analysées est le caractère encore marginal de cette migration. En ne retenant que les flux migratoires issus des six principaux pays d’immigration de l’UE/AELE (Allemagne, Italie, France, Portugal, Espagne, Royaume-Uni), ces femmes représentent un quart de l’ensemble des immigrantes. Cette proportion ne s’est pas modifiée entre les deux vagues de l’enquête (2016 et 2018), même si l’on observe que le phénomène s’étend désormais à la vague migratoire provenant du Portugal, alors qu’en 2016 elle ne concernait que marginalement les Portugaises.
En termes de structure démographique, différentes caractéristiques ressortent clairement. D’une part, ce phénomène concerne des femmes jeunes : 80% de celles rencontrées en 2018 sont âgées de moins de 45 ans (contre 65% des Expats masculins). Cette migration concerne donc les générations nées après le baby-boom. Près de la moitié de ces femmes sont célibataires (47% exactement, contre 32% des Expats masculins et 23% des autres migrantes), parfois divorcées (13%) et n’ont pas d’enfants dans la majorité des cas (55%). Cette migration est ainsi favorisée par l’absence de liens matrimoniaux, mais aussi conjugaux : en effet, 45% étaient libres de tout lien conjugal (ni mariées, ni dans une relation) au moment de leur arrivée en Suisse, soit une proportion beaucoup plus élevée que chez les autres migrantes (26%) et les Expats masculins (34%).
Difficile de s’installer en Suisse, mais une situation professionnelle et une intégration sociale satisfaisantes
Ces femmes sont mobiles : près de deux-tiers avaient déjà eu une expérience migratoire dans un pays tiers avant leur arrivée en Suisse. En outre, une spécificité (partagée avec les Expats masculins) de cette migration hautement qualifiée, comparativement aux migrantes arrivées pour d’autres motifs, est qu’elle s’accompagne de difficultés ressenties au moment de l’installation en Suisse, principalement pour trouver un logement adapté et pour gérer les questions administratives. Ces difficultés s’expliquent probablement par l’absence de proches en Suisse au moment d’effectuer la migration, cette migration étant individuelle et non axée sur les réseaux, mais sur le marché du travail.
En revanche, les indicateurs concernant l’activité professionnelle sont tous positifs. Ces femmes déclarent ainsi utiliser leurs compétences professionnelles à leur poste de travail, éprouvent un niveau élevé de satisfaction concernant les conditions de travail rencontrées en Suisse et, plus encore que les Expats masculins, déclarent une amélioration de leur situation professionnelle en comparaison à la situation avant la migration.
Du point de vue de l’intégration sociale, les femmes Expats démontrent des aptitudes à communiquer avec la population locale (plus que les hommes) mais, comme les hommes du même profil socioprofessionnel, peinent à se faire des ami·e·s en Suisse. Elles sont en outre, dans leur ensemble, plutôt pondérées sur la qualité du voisinage et les conditions de logement. Cependant, plus de la moitié d’entre elles déclarent un degré de satisfaction maximal (sur une échelle allant de 0 à 10) concernant la décision de migrer en Suisse.
Une main-d’œuvre importante, marquée par l’émancipation féminine – mais l’égalité des chances n’est pas encore atteinte
Comment interpréter ces différents résultats et quelles conséquences en tirer? D’une part, même minoritaire, le phénomène n’est pas négligeable. Pour les six pays mentionnés précédemment, 35 000 femmes répondant aux critères définis ont été identifiées. Elles fournissent une main-d’œuvre significative dans une économie « consommatrice » de compétences. Elles contribuent probablement aussi à la féminisation des postes à responsabilité. La question qui se pose, cependant, est si ce phénomène va prendre de l’importance au cours des prochaines années ou, au contraire, régresser. D’autre part, cette migration étant volontaire, associée à la recherche d’une expérience professionnelle en Suisse, et vécue favorablement, elle correspond à une immigration plutôt favorable à une intégration sociale. Cependant, les éléments manquent pour discuter si le séjour en Suisse de ces femmes durera ou débouchera sur une émigration. Finalement, cette forme de migration est marquée par l’émancipation féminine au moment de la migration, alors que la migration « traditionnelle » ou secondaire (en lien avec l’activité professionnelle du mari) est souvent contrainte, vécue défavorablement, et conduit à un sacrifice professionnel pour l’épouse.
Il a fallu du temps pour que les femmes acquièrent enfin cette capacité de migrer en fonction de leur propre décision, et non pas en fonction de la décision du conjoint. Cependant, cette possibilité s’offre principalement aux femmes hautement qualifiées et, de manière prépondérante, à celles sans contraintes familiales. Une situation d’égalité des chances devant la migration ne paraît ainsi pas encore être atteinte. Les candidates à la migration se voient contraintes à effectuer un choix entre vie familiale et parcours professionnel international. La conciliation de ces deux éléments semble survenir encore trop peu souvent.
Note : Dans la suite de ce texte, nous utiliserons le terme de « femmes Expats » ou d’ « Expats féminins » tout en étant conscient du flou dans cette dénomination. Par opposition, nous utiliserons le terme d’« Expats masculins » pour qualifier les hommes présentant les mêmes caractéristiques migratoires.
Philippe Wanner est Professeur à l’Université de Genève et vice-directeur du nccr – on the move et chef du projet Explaining and Interpreting Migration Flows and Stocks.