Enseigner et étudier à distance pendant la crise du Covid-19
En 2021, une enquête menée auprès de 300 étudiant·e·s et enseignant·e·s de l’université de Grenoble Alpes a mesuré les effets pédagogiques des cours à distance. Il en ressort une grande souffrance corporelle et émotionnelle des personnels et étudiant·e·s, ainsi qu’une transformation profonde de la relation d’enseignement.
Les étudiant·e·s et les enseignant·e·s ont connu entre 2020 et 2021 une situation inédite à l’université en général. En effet, par la succession des confinements stricts ou des restrictions à venir en classe du fait du Covid, ils/elles ont été contraint·e·s de suivre et de donner leurs cours à distance. Les écrans d’ordinateur ou de téléphone portable ont alors remplacé les tableaux. Et les échanges entre enseignant·e·s et étudiant·e·s s’en sont vus profondément transformés. De nombreuses enquêtes ont documenté les difficultés matérielles, économiques ou psychologiques rencontrées par les promotions étudiantes de ces années. Ici, nous souhaitons plutôt revenir sur les effets que ce passage à distance a produit sur la relation enseignant·e/étudiant·e : ce ne sont pas seulement les dispositifs matériels qui ont changé, mais bien la qualité des échanges entre ces deux groupes. Ce faisant, ce sont aussi les corps, ceux des étudiant·e·s comme ceux des enseignant·e·s, qui ont été transformés par l’enseignement à distance.
Les résultats présentés ici s’appuient sur une enquête par questionnaire réalisée auprès de mes collègues grenoblois de l’Unité de Formation et de Recherche en Arts et Sciences Humaines au printemps 2020. Parmi les 1500 membres de cet UFR, 300 personnes ont répondu au questionnaire : 20 enseignant·e·s et 280 étudiant·e·s qui enseignent ou suivent une formation en histoire, philosophie, musicologie, histoire de l’art ou sciences humaines appliquées. Étant moi-même enseignante en géographie dans cette UFR, j’ai aussi documenté mon ressenti de cette période.
Des corps étudiants mis à distance des cours
Figure ci-contre : Réponses étudiantes à la question « Allumez-vous la caméra lors des cours à distance ? » (Logiciel : Sphinx, réalisation : Péaud, juin 2021)
L’effet sans doute le plus marquant du passage des cours à distance fut la disparition des corps étudiants, remplacés bien souvent par des écrans noirs. Et, quand la caméra de l’ordinateur ou du téléphone s’allume, ce sont des espaces domestiques, intimes, qui surgissent, dévoilant parfois des chambres, des lits, des doudous et des pyjamas.
Le fait de suivre les cours depuis chez soi fait s’articuler deux mondes : l’université et la sphère privée. Or, ils ne sont pas toujours compatibles, comme les récits de petits frères ou petites sœurs bruyant·e·s en témoignent. Au-delà de ces anecdotes familiales, ce sont aussi des souffrances qui sont rapportées : isolement, difficulté à travailler. Cela s’ajoute aux problèmes financiers ou d’alimentation qui ont justifié souvent des retours au domicile familial, pour celles et ceux qui le pouvaient.
Une transformation des manières d’enseigner
Du côté des enseignant·e·s, il a donc fallu faire cours à des écrans éteints, sans savoir donc si nous avions une audience. Quand celle-ci se manifestait, ce sont des inquiétudes variées qui ont dû être prises en charge : de l’évaluation terminale en passant par les angoisses d’orientation et jusqu’aux situations personnelles dramatiques. Dans 80 % des cas, les enseignant·e·s rapportent qu’ils/elles ont profondément changé leurs manières de faire cours. Parmi les stratégies les plus fréquentes : séquencer les temps de classe, varier les exercices ou solliciter régulièrement les étudiant·e·s. Moi-même enseignante, j’ai adapté et modulé mes pratiques :
« 1ère séance à distance par zoom. […] J’inaugure les séances à distance après l’annonce du reconfinement à partir du 30/10. […] Je commence par les rassurer. Le contrôle continu du 9/11 est annulé. Je vais m’efforcer de répondre aux questions aussi bien que possible. […] Zoom fonctionne, j’ai vingt étudiants et je vois même quelques visages sans masque ! ça ne se passe pas si mal, je fais des pauses toutes les vingt minutes environ. (…). » Extrait de mon carnet de bord pédagogique du 2 novembre 2021.
En somme, l’enjeu était de réussir à les garder présent·e·s et donc à mobiliser leurs corps. Un collègue raconte ainsi avoir proposé un cours déguisé, d’autres ont passé de la musique, fait des pauses plus fréquentes. Finalement, ce sont toutes nos habitudes enseignantes qui ont été questionnées. Et certaines ont été durablement modifiées : ainsi, en évoquant le sujet récemment avec mes collègues, beaucoup indiquent avoir gardé de nouvelles façons de faire. Par exemple, les pauses en milieu de cours se maintiennent, et n’apparaissent pas comme des pertes de temps mais des occasions de remobiliser les corps et les esprits.
Des corps étudiants et enseignants dont il faut prendre soin
Car une des leçons de cette période et de l’enquête, c’est que les cours mettent en jeu nos corps. Si la distance a mis à mal les corps, des enseignant·e·s comme des étudiant·e·s, c’est que cette dimension est en réalité centrale. De nombreux témoignages ont rapporté la souffrance liée à la distance :
« [à] titre personnel (et c’est un avis qui est partagé par toutes les personnes avec qui j’ai pu en discuter), je suis exténuée de zoom, cela provoque maintenant une vraie angoisse et je me sens très malheureuse après chaque cours que je suis. » Extrait de la réponse d’une étudiante au questionnaire à la question « Comment vivez-vous les cours à distance ? »
Nous l’avons sans doute trop longtemps négligée, considérant qu’une fois en classe nous ne serions toutes et tous que de purs esprits. De plus, ces corps en classe ne sont pas uniquement juxtaposés les uns aux autres : ils interagissent. Entre étudiant·e·s et enseignant·e·s, mais aussi entre étudiant·e·s. Et c’est aussi grâce à ces relations multiples qu’advient le cours.
Cette prise de conscience renouvelée plaide donc pour que les temps et les espaces de cours soient doux aux esprits et aux corps. Cela signifie que prendre soin des un·e·s et des autres devrait devenir un objectif aussi noble que nourrir les esprits. A ce titre, les propositions faites par les pédagogies critiques et féministes sont d’autant plus nécessaires, lorsqu’elles appellent par exemple à reconnaître la place de chacun·e dans le cours, à donner la parole à toutes et tous, ou encore à connaître ses étudiant·e·s.
Ainsi, le passage à distance ne vient pas seulement interroger des configurations inédites. Il vient questionner ce que nous voulons profondément, viscéralement, pour nos temps et nos espaces de cours.
Laura Péaud est enseignante-chercheuse à l’université Grenoble Alpes. Elle travaille sur l’enseignement de la géographie à l’université et la dimension genrée du travail académique.
Ce billet de blog fait référence à l’article publié dans Géo – Regards n°15 :
-Laura Péaud, Corps étudiants et corps enseignants dans un contexte de cours à distance : approche par les corpo-spatialités.