La fin ou le début de la crise migratoire ?
Durant les deux premiers mois de 2016, 135’000 migrants seraient arrivés en Europe selon l’Organisation internationale pour les migrations. Plusieurs centaines ont perdu la vie au cours du voyage. Projetés sur une année, ces chiffres marquent un léger recul par rapport à 2015 (1 millions d’arrivées environ) mais sont supérieurs à ceux des mois de janvier et février. L’hiver étant notoirement moins propice aux déplacements ceci pourrait augurer d’une accélération…
En Suisse aussi, les premiers mois de l’année sont marqués par un rythme d’arrivées soutenu. Faut-il en conclure que la crise migratoire va encore s’amplifier ou au contraire s’estomper comme l’anticipe déjà la perte d’attention médiatique dont elle fait l’objet ? Qu’en est-il du choix des destinations et de l’attractivité de la Suisse ? Le revirement de l’Allemagne et de la Suède et les limitations annoncées par l’Autriche vont-ils détourner les migrants vers une Suisse jusqu’ici relativement épargnée ? Que faire en cas d’afflux ?
L’observation de la carte de l’Europe et le constat de la persistance des crises dans les zones d’origine justifie à première vue les craintes avec le risque d’un double transfert vers la Suisse: le long de la frontière Autrichienne pour les migrants issus de la route des Balkans par la Croatie et la Slovénie et via l’Italie, Lampedusa redevenant la principale porte d’entrée en Europe.
Un tel scénario est envisageable mais un report massif des demandes d’asile vers la Suisse reste peu probable. En premier lieu la configuration géographique du Nord de l’Italie et la nécessité de parcourir d’Est en Ouest tout le territoire autrichien continueront d’isoler la Suisse. Les populations concernées par la route des Balkans – issues du Moyen-Orient et d’Asie – ne sont en outre pas les mêmes que celles qui empruntent la route de Lampedusa – issues plus fréquemment du continent Africain. La possibilité pour les migrants de choisir une route plutôt qu’une autre est très limitée.
En second lieu, l’Allemagne et la Suède vont rester attractives même si leurs politiques se durcissent. Ceci en raison des liens familiaux et diasporiques désormais établis : les communautés irakiennes et syriennes en particulier y sont désormais bien implantées. L’expérience d’autres durcissements des politiques d’asile est à cet égard éclairante. Ainsi, dans les années 1990 lorsque l’Allemagne, alors première destination d’asile, a durci sa politique, il n’y eut qu’une déviation atténuée vers la Suisse, la Belgique et les Pays-Bas. A cela s’ajoute que la Suisse, même si des pays durcissent leur politique, reste exigeante en matière d’asile, et donc dissuasive. Elle a, en quelque sorte, devancé ses voisins dans la sous-enchère de l’accueil.
Un second scénario, tout aussi réaliste que celui d’un report des demandes d’asile vers la Suisse pourrait par ailleurs être envisagé. Ainsi le revirement politique en Allemagne et, de manière générale, le durcissement des politiques migratoires, pourraient réduire les arrivées tout comme l’ouverture allemande de 2015 a contribué à les accroître. A fortiori, les efforts actuels de l’UE pour obtenir de la Turquie une rétention efficace et une réadmission des migrants tentant leur chance vers l’Europe pourrait faire diminuer les flux de manière spectaculaire. Ainsi en 2007, l’Espagne était parvenue à mettre fin à la crise des Pirogues en mettant en place un refoulement efficace vers le Sénégal. Enfin, il faut toujours croire à la possibilité d’une désescalade du conflit syrien même si la situation en Afghanistan et en Irak continuera à pousser les populations à fuir et si une normalisation prendra des années.
Il est donc à l’heure actuelle impossible de formuler un véritable pronostic sur l’évolution des flux migratoires vers l’Europe et à fortiori vers la Suisse. La question politique de l’attitude que la Suisse devrait avoir si on assistait, par exemple, à un doublement des arrivées aux frontières, doit cependant absolument être débattue dès maintenant. Une ouverture complète, sur le modèle de septembre 2015 en Allemagne, est hors de question. Généreuse et courageuse, cette initiative a permis de protéger des dizaines de milliers de personnes supplémentaires, mais elle a engendré des effets pervers intérieurs et extérieurs considérables. On ne peut exclure qu’elle ait poussé certains migrants à prendre des risques de voyages excessifs. Symétriquement, le verrouillage des frontières accompagné de refoulements indifférenciés vers les pays voisins serait humainement inacceptable.
Afin de poser les bases du débat, trois prémisses doivent être énoncés. En premier lieu une grande majorité des personnes dont il est ici question fuient bel et bien des situations de violence qui mettent leur vie en danger. La distinction entre vrais et faux réfugiés ou l’idée d’opérer un tri pour exclure les « réfugiés économiques » n’apporte ici aucune aide. En second lieu, une distinction prima-facie en fonction de la nationalité telle qu’elle a été pratiquée par certains pays d’Europe n’ouvrant leurs frontières qu’aux ressortissants syriens n’est pas défendable au vu de la violence et des persécutions dont les migrants d’autres pays peuvent avoir été victimes. En troisième lieu, une restriction de la protection aux seuls cas de persécutions prévus par une lecture étroite de l’art. 1 de la Convention de 1951 sur les Réfugiés conduirait à refouler une majorité de migrants pourtant menacés par la violence indifférenciée régnant dans leur pays d’origine. Elle n’apporterait donc pas non plus de solution acceptable.
Trois voies complémentaires semblent donc devoir être envisagées en cas d’afflux massif de demandes d’asile à la frontière suisse. En premier lieu la garantie de l’accès à une procédure d’asile pour les personnes, par hypothèse minoritaires, pouvant se prévaloir de persécutions individuelles au sens étroit de la Convention de 51. En second lieu une collaboration renforcée avec les pays frontaliers afin de garantir aux autres des conditions d’hébergement acceptables dans des infrastructures d’urgence situées de part et d’autres de la frontière ou à l’intérieur du pays pendant l’examen de leurs motifs d’asile. Il est à relever à cet égard que la législation permettrait le refoulement vers des pays limitrophes (tant que l’intégrité physique n’y est pas menacée) mais que reporter sur l’Autriche ou l’Italie l’entier des charges d’assistance serait largement contre-productif. En troisième lieu, la Suisse devrait sans doute activer pour certains groupes la protection provisoire prévue à l’article 4 de la Loi sur l’asile (Permis S) et jamais utilisé jusqu’ici (La Suisse peut accorder la protection provisoire à des personnes à protéger aussi longtemps qu’elles sont exposées à un danger général grave, notamment pendant une guerre ou une guerre civile ou lors de situations de violence généralisée). L’avantage de cette mesure serait de raccourcir les procédures et de poser une distinction claire entre les personnes destinées à rester et celles appelées à repartir. C’est une telle distinction qui a fait totalement défaut en Allemagne lors de l’ouverture des frontières de septembre dernier. Ce statut devrait évidemment être révisé périodiquement. On sait que la plupart des personnes admises individuellement à titre provisoire (permis F) restent en fin de compte longtemps en Suisse mais l’exemple de la Bosnie et du Kosovo à la fin des années 90 montre aussi que l’accueil temporaire peut contribuer à gérer des crises de manière humainement acceptable.
Dans un tel contexte, le recours à l’armée tel qu’évoqué récemment par le Conseiller Fédéral Parmelin pourrait être envisagé, mais dans une perspective d’assistance et d’hébergement et non de surveillance et de refoulement pour laquelle l’armée n’a ni la légitimité ni les compétences.
Nous l’avons relevé plus haut, le scénario d’un afflux aux frontières suisse n’est qu’un parmi d’autres. Le plus probable reste celui d’une rétention des migrants, soit en Turquie et dans les pays proches des zones de conflits, soit dans des pays de transit plus exposés comme la Grèce. Cette solution peut sembler meilleure pour la Suisse, mais elle doit tout autant nous préoccuper et de la même manière que nous serions prêts à consacrer de gros moyens pour engager l’armée à nos frontières, nous devons de toute urgence soulager les pays en première ligne par des transferts de ressources massifs et par la réinstallation de personnes particulièrement vulnérables ou menacées. Ne pas intensifier nos efforts en espérant que les migrants restent à distance ou contournent la Suisse nous expose à une crise pire encore d’ici quelques mois si les conditions d’accueil se dégradent et à plus long terme au jugement de l’histoire.
Etienne Piguet
Chef de projet, nccr – on the move, Université de Neuchâtel