L’admission au marché du travail en tension entre libéralisme et contrôle
Bien que la Suisse soit l’un des pays au monde accueillant le plus d’étrangers·ères en proportion de sa population, son système d’admission pour les ressortissant·e·s non-européen·ne·s est extrêmement restrictif et dépend dans une large mesure du pouvoir discrétionnaire des autorités. Ce billet de blog se penche sur la question de l’admission des travailleur·euse·s étrangers·ères au marché du travail suisse afin de mettre en lumière certains des enjeux, tensions et limites du système migratoire actuel.
Depuis le début du XXe siècle, la Suisse est devenue un pays d’immigration. La proportion de la population étrangère résidant sur le territoire helvétique est aujourd’hui de 25 %, ce qui est bien plus que dans la plupart des autres pays membres de l’OCDE. En outre, plus de la moitié des nouveaux·elles arrivant·e·s s’installant chaque année en Suisse possède une formation tertiaire, ce qui constitue également un record en comparaison internationale. Ces chiffres s’expliquent par le fait que la Suisse dispose d’une économie dynamique et tournée vers l’extérieur, avec notamment 28’622 entreprises faisant partie d’un groupe multinational et employant environ 1,4 million de personnes, soit un peu plus du quart de l’emploi total en Suisse. Néanmoins, la Suisse se caractérise également par une politique d’admission particulièrement restrictive qui s’inscrit depuis le milieu des années soixante dans une longue série de mesures visant à limiter l’immigration. Comme nous allons le voir, cette tension entre libéralisme économique et contrôle migratoire aide à comprendre le rôle important accordé aux décisions administratives dans le système d’admission au marché du travail suisse. Elle permet donc d’apporter un nouvel éclairage à cette série sur les marges de manœuvre des cantons au sein du fédéralisme, tout en soulevant certains problèmes.
Entre contrôle et souplesse
Le spécialiste des migrations Etienne Piguet parle d’ « entrouverture » pour décrire la tension qu’il observe au cœur du système d’admission suisse. D’un côté, une partie importante de la population suisse désire contrôler d’avantage – voire réduire – l’immigration ; d’autre part, les besoins de l’économie suisse en main-d’œuvre étrangère spécialisée ne cessent de croître. Cette tension se retrouve dans le compromis politique actuel qui consiste à autoriser le recrutement des travailleur·euse·s européen·ne·s tout en contrôlant de manière très stricte celui des ressortissant·e·s d’autres régions du monde, notamment au moyen d’un quota sur les permis de travail.
Cette tension se retrouve également dans le pouvoir discrétionnaire que la loi accorde aux autorités cantonales chargées de sélectionner les travailleur·euse·s étrangers·ères. Le droit migratoire suisse demeure en effet volontairement flou quant à la définition de certains critères d’admission, ce qui laisse une marge de manœuvre importante aux fonctionnaires chargés de l’octroi des autorisations de travail. Ils et elles peuvent ainsi ajuster leur pratique en fonction des priorités économiques et politiques de leur canton, comme le montre l’étude du SFM dont il est question dans cette série.
Malgré son apparence stricte, ce système permet une certaine souplesse et un équilibre entre priorités fédérales et particularités cantonales en matière d’immigration. Il génère néanmoins des incertitudes et des difficultés, tant pour les employeur·euse·s que pour les candidat·e·s à l’admission.
Conséquences pour les entreprises
Engager un·e travailleur·euse non-européen·ne n’est pas chose facile en Suisse. Le système d’admission est en effet conçu pour décourager les employeur·euse·s de se lancer dans de telles démarches afin qu’ils·elles se concentrent sur le recrutement de candidat·e·s suisses ou européen·ne·s. Il n’empêche que, pour certaines entreprises, accéder à une main-d’œuvre hautement qualifiée au-delà des frontières de l’UE est vital. Cet enjeu a favorisé l’émergence d’une industrie migratoire composée de consultant·e·s, d’avocat·e·s, d’agent·e·s de relocalisation et autres spécialistes de la migration dont le modèle d’affaire consiste à faciliter l’accès des employeur·euse·s à la main-d’œuvre étrangère. Dans ce contexte, les entreprises capables d’investir davantage de ressources pour engager des travailleur·euse·s étrangers·ères sont favorisées par rapport à celles qui manquent de temps, d’argent et de connaissances pour se lancer dans de telles procédures. Alors que les grandes multinationales investissent d’énormes moyens pour recruter leur main-d’œuvre, les petites et moyennes entreprises sont souvent moins bien armées pour s’engager dans une procédure d’admission administrativement complexe et tirer ainsi profit de la mobilité des travailleurs·euse·s non-européen·ne·s hautement qualifié·e·s.
Conséquences pour les travailleur·eus·es étrangers·ères
En raison de la place importante accordée au pouvoir discrétionnaire des autorités dans le système migratoire actuel, un·e étranger·ère souhaitant venir travailler en Suisse ne pourra jamais être certain·e à l’avance que sa demande d’admission soit approuvée ou renouvelée. De plus, comme le droit de séjour est conditionné à un poste de travail, l’étranger·ère devra conserver son emploi afin de maintenir son droit de vivre en Suisse. Il ou elle demeurera donc dépendant·e tant du soutien de son employeur·euse que du bon vouloir des autorités à chaque renouvellement de son autorisation de séjour. Ces incertitudes et cette dépendance peuvent générer beaucoup d’angoisse pour les personnes concernées. Le rapport de pouvoir inégal qui en découle peut devenir source de précarité et d’exploitation, car il réduit les possibilités d’action des étrangers·ères pour se défendre lorsqu’ils ou elles estiment avoir été traité·e·s de manière injuste, discriminatoire ou illégale. Le compromis entre contrôle et souplesse qui se trouve au cœur du système d’admission suisse a donc pour conséquence directe la fragilisation des moyens de recours des candidat·e·s à l’admission et la diminution de leur capacité à faire valoir leurs droits.
Un système discriminatoire ?
Tout régime migratoire est par définition discriminatoire puisqu’il implique une différenciation des droits individuels basée en premier lieu sur la nationalité. Sa légitimité repose donc sur un compromis en constante négociation entre le pouvoir des États à contrôler leur population et la liberté des personnes à gérer leur propre vie. Dans cette mesure, il est utile de régulièrement remettre en question ce compromis et de se demander jusqu’à quel point le système suisse actuel demeure conforme aux idéaux humanistes et libéraux qu’il prône. Si la marge de manœuvre importante accordée aux autorités dans les procédures d’admission au marché du travail permet un certain équilibre entre priorités fédérales et particularités cantonales, la recherche montre que son manque de transparence a des répercussions négatives tant sur les petit·e·s employeur·euse·s que sur les candidat·e·s à l’admission, ce qui invite à repenser sa cohérence éthique.
Laure Sandoz est postdoctorante à l’Université de Neuchâtel, institut de géographie, associée au nccr- on the move dans le cadre du projet Migrant Entrepreneurship: Mapping Cross-Border Mobilities and Exploring the Role of Spatial Mobility Capital. Sa thèse doctorale s’est concentrée sur les différentes pratiques et politiques visant à attirer des migrant·es hautement qualifié·es en Suisse (voir projet The Mobility of the Highly Skilled towards Switzerland).
Références:
– Hercog, Metka, & Sandoz, Laure (2018).Selecting the Highly Skilled: Norms and practices in the Swiss admission regime for non-EU immigrants. Migration Letters 15(4), 503-515.
– Piguet, Etienne (2009). L’immigration en Suisse: 60 ans d’entrouverture. Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes.
– Probst, Johanna, D’Amato, Gianni, Dunning, Samantha, Efionayi-Mäder, Denise, Fehlmann, Joelle, Perret, Andreas, Ruedin, Didier, Sille, Irina (2019). Marges de manœuvre cantonales en mutation: Politique migratoire en Suisse. Neuchâtel : SFM Studies.
– Sandoz, Laure (2016). The Symbolic Value of Quotas in the Swiss Immigration System. highlights, e-magazine of the nccr – on the move 1, 40-45.
– Sandoz, Laure (2019). Mobilities of the Highly Skilled towards Switzerland: The Role of Intermediaries in Defining “Wanted Immigrants”. Cham: Springer.
– Sandoz, Laure (à paraître, 2020). Entrepreneurs de la migration : Des stratégies pour contourner les obstacles bureaucratiques. Anthropologica, special issue « Bureaucratic Practices of Migration ».