Le droit de vote et d’éligibilité des étranger⸱ère⸱s modifie-t-il les comportements de naturalisation ?
Les débats sur le droit de vote des étranger·ère·s rappellent qu’une part importante de la population résidente permanente en Suisse ne peut pas s’exprimer dans les urnes, dans un pays où les votations jouent un rôle important dans la vie politique. Dans ce contexte la naturalisation représente un mode d’accès à la vie politique du pays d’accueil.
Contrairement au droit de vote accordé aux étranger·ère·s dans quelques cantons, droit qui se limite aux scrutins communaux et parfois cantonaux, la naturalisation offre l’ensemble des droits de vote et d’éligibilité. En outre, elle présente de nombreux autres avantages, notamment quant à la stabilité du séjour et l’accès au marché du travail européen. C’est pourquoi, selon les données de l’enquête Migration-Mobility (MMS), près de deux-tiers des personnes étrangères arrivées en Suisse en 2006 et après désirent se naturaliser, tandis que 22% déclarent au moment de l’enquête n’avoir pas d’avis sur le sujet et une minorité (14%) indique ne pas vouloir se naturaliser.
L’accès à la naturalisation étant complexe en Suisse (Pont 2023), il répond à une pesée d’intérêts de la part de la personne candidate, qui en évalue les avantages et les inconvénients. A ce propos, parmi les motivations à se naturaliser exprimées par les participants à l’enquête MMS, les deux principales sont le sentiment d’appartenance à la société suisse et la volonté de participer aux décision politiques.
Existe-t-il un lien entre naturalisation et droit de vote des étrangers·ère·s ?
Ici, nous nous intéressons au lien entre le droit de vote des étranger·ère·s et la naturalisation. Le fait de résider dans un canton offrant un droit de vote même partiel réduit-il la naturalisation, sous l’hypothèse que la personne de nationalité étrangère peut s’exprimer à l’échelle communale voire cantonale ? Ou, au contraire, l’accès au droit de vote cantonal et/ou communal encourage-t-il à la naturalisation, sous l’hypothèse que la participation à la démocratie motive à se naturaliser, ne serait-ce que pour participer également aux élections et votations fédérales ?
La co-existence sur le territoire suisse de différents régimes en ce qui concerne le droit de vote et d’éligibilité à l’échelle cantonale ou communale des personnes étrangères autorise l’analyse statistique de ce lien. A cette fin, l’enquête MMS conduite en 2018 a été utilisée. Elle fournit les intentions des personnes interrogées – plus de 7000 personnes étrangères arrivées en Suisse au cours des 12 années précédant l’enquête – concernant la naturalisation. La majorité de ces personnes ne remplissent pas encore l’exigence de durée de séjour, mais la plupart ont un avis sur la naturalisation. En outre, nous avons apparié cette enquête avec la statistique fédérale de la population STATPOP, afin de vérifier le statut de naturalisation de ces personnes durant les quatre années ayant suivi l’enquête, soit jusqu’en décembre 2022.
Les résident·e·s des cinq cantons (FR, VD, GE, NE, JU) prévoyant le droit de vote pour les étranger·ère·s lors des votations communales et/ou cantonales ont été regroupés. Ce regroupement met ensemble des situations cantonales différentes : les durées de séjour avant l’accès au vote ou à l’éligibilité varient aussi en fonction du canton, de même que l’étendue du droit de vote (échelle communale ou cantonale ; contrairement aux autres cantons, Genève exclut l’éligibilité). En outre, les données ne permettent pas d’identifier les résidents des quelques communes des autres cantons (GR, AR, BS) qui accordent le droit de vote. Nous comparons donc la situation des cinq cantons francophones mentionnés ci-dessous avec les 21 autres cantons de la Suisse, tout en étant conscients que l’analyse statistique ne permet pas de connaître les motivations réelles des personnes enquêtées.
L’analyse porte sur trois variables (intention de se naturaliser, raisons à l’origine d’une intention de se naturaliser et naturalisation entre 2018 et 2022). Elle vise à vérifier si les réponses apportées par l’échantillon sont influencées par l’accès au vote communal et/ou cantonal. Les résultats descriptifs sont présentés dans les paragraphes qui suivent.
Intention de se naturaliser
Interrogées sur les intentions de naturalisation, les personnes participant à l’enquête MMS de l’année 2018 ne montrent pas de variation significative en fonction du groupe de cantons de résidence. Au total, 49% des résident·e·s des cantons ayant introduit un droit de vote déclarent vouloir se naturaliser, et 4,8% ont déjà déposé une demande. Ces proportions sont de 49,7% et 3,7% pour les résident·e·s des cantons n’ayant pas introduit un droit de vote.
Acquisition de la nationalité suisse pour exercer ses droits politiques à l’échelle nationale
Interpelé·e·s sur les motivations à se naturaliser, les répondant·e·s des cantons offrant un droit de vote indiquent pour 56,4% la volonté d’exercer des droits politiques. Cette proportion est significativement plus faible parmi les résident·e·s des cantons sans droit de vote (52,3%, intervalle de confiance à 95% : 50,5%-54,1%).
Probabilité de s’être naturalisé entre 2018 et 2022
La probabilité d’avoir acquis la nationalité suisse dans les quatre années qui ont suivi l’enquête est similaire pour les deux groupes de cantons (9,5% versus 9,8%), un résultat qui ne va pas dans le sens d’un impact du droit de vote sur la naturalisation.
Le droit de vote n’influence pas les intentions et comportements de naturalisation
En conclusion, le lieu de résidence des participant·e·s à l’enquête n’est que très peu lié aux intentions et comportements de naturalisation. Le fait de vivre dans un canton accordant le droit de vote aux étranger·ère·s augmente légèrement la prise de conscience que la naturalisation est un moyen d’exercer des droits politiques, mais ne modifie pas les comportements de naturalisation à court terme. Un résultat similaire avait été observé en Suède et n’est donc pas surprenant (Engdahl et al., 2020 ; Slotwinski et al., 2022). Il est possible que des barrières à la naturalisation jouent un rôle dans l’absence d’impact du droit de vote des étranger·ère·s sur celle-ci.
En outre, la participation à la vie démocratique peut prendre des formes diverses, et ne se limite pas forcément à la participation aux élections ou aux votations. De même, la naturalisation répond à des motivations très variées, notamment chez les jeunes. Ces motivations peuvent être à la fois symboliques ou liées à des aspects pratiques ou sécuritaires et dépassent donc la seule dimension participative.
Cette indépendance entre droit de vote et comportements de naturalisation est démontrée à partir de données quantitatives, qui fournissent une information limitée. Nous ignorons en effet si les personnes rencontrées dans l’enquête ont déjà participé ou non à des votations, dans leur commune ou canton (Cf. billet de blog de Nadler). Il conviendrait dès lors, afin de mieux cerner les potentiels liens entre naturalisation et participation politique, d’étendre l’analyse à des approches qualitatives permettant de mieux cerner les comportements des collectivités étrangères en la matière.
Philippe Wanner est professeur de démographie à l’Université de Genève et directeur adjoint du nccr – on the move. Il co-dirige le projet « The Longitudinal Impact of Crises on Economic, Social, and Mobility-Related Outcomes: The Role of Gender, Skills, and Migration Status ».
Bibliographie:
-Engdahl, Mattias, Karl-Oskar Lindgren, and Olof Rosenqvist. 2020. “The role of local voting rights for non-naturalized immigrants: A catalyst for integration?” International Migration Review 54 (4): 1134-1157.
-Pont, Aurélie (2023) Acquisitions de la nationalité suisse: de l’intention à l'(im) mobilité. Thèse de doctorat, Université de Genève.
-Steiner, Ilka, & Wanner, Philippe (2019). Migrants and expats: the Swiss migration and mobility nexus (p. 328). Springer Nature.
-Slotwinski, Michaela, Alois Stutzer, and Pieter Bevelander. 2023. “From participants to citizens? Democratic voting rights and naturalisation behaviour.” Journal of Ethnic and Migration Studies 49 (13): 3184-3204.