Les millionnaires migrant·e·s viennent peu en Suisse
Au Canada, un « programme d’immigration pour entrepreneurs et entrepreneuses » a mis en péril l’équilibre social dans la région de Vancouver. La Suisse connaît, comme le Canada, l’un des plus fort taux d’immigration au monde : risque-t-on, dès lors, de telles évolutions en Suisse aussi ? Cette question parmi d’autres a été discutée avec le Prof. David Ley à l’occasion de la remise de son doctorat honoris-causa par l’Université de Neuchâtel.
Fin 2017, l’Université de Neuchâtel a décerné un doctorat honoris-causa au Prof. David Ley, de L’Université de Colombie-Britannique à Vancouver. Dans la conférence qu’il a donnée à cette occasion, ce grand connaisseur des questions de migration et de développement urbain a montré comment le programme d’immigration pour entrepreneurs et entrepreneuses mis sur pied au Canada avait dysfonctionné dans la région de Vancouver au point de mettre en péril tout l’équilibre social. Alors qu’il avait pour but d’attirer des employeurs et employeuses dynamiques et de revitaliser le tissu économique, le programme a attiré des rentier·ière·s souhaitant placer leurs capitaux principalement en provenance de Chine et pas toujours d’origine irréprochable. Ces « millionaire migrants » comme les appelle David Ley n’ont créé que peu d’emplois mais ont fait exploser les prix immobiliers au point de rendre difficile la vie en ville pour une part importante de la population locale (une forme extrême de ce que l’on appelle la « gentrification »).
En Suisse aussi, un article de loi prévoit depuis 2005 une possibilité d’immigration spécifique pour les « investisseurs et les chefs d’entreprise qui créeront ou qui maintiendront des emplois » (Art. 23 LEtr) et pour les « rentiers disposant des moyens financiers nécessaires » (Art 28 LEtr) [1]. La Suisse connaît par ailleurs, avec le Canada, l’un des plus fort taux d’immigration au monde. Le public, captivé, de la conférence n’a donc pas manqué de s’interroger sur l’existence de telles évolutions en Suisse. La réponse est qu’elles ne se manifestent pas ou alors avec une ampleur beaucoup plus faible : les rentier·ière·s ne représentent que 3.7% de l’immigration et – même si on manque d’études à ce sujet – les immigrant·e·s cherchant à investir en Suisse restent peu nombreux. Enfin les bénéficiaires de forfaits fiscaux – aussi douteux que soient leurs privilèges – ne sont qu’environ 5000.
Comment l’expliquer puisqu’en termes de conditions de vie, de paysage et de fiscalité la Suisse n’est pas aux antipodes de Vancouver ? Nous voyons trois explications à cette situation.
1 Une politique d’immigration restrictive
Si l’art. 28 ouvre la porte aux immigrant·e·s cherchant à investir, les conditions restent sévères : selon les directives fédérales « on considère que le marché suisse du travail tire durablement profit de l’implantation lorsque la nouvelle entreprise contribue à la diversification de l’économie régionale dans la branche concernée, obtient ou crée des places de travail pour la main-d’oeuvre locale, procède à des investissements substantiels et génère de nouveaux mandats pour l’économie helvétique ». Rien de tel dans le modèle canadien qui se contente d’exiger un certain montant d’investissement, lequel peut se faire directement dans l’immobilier. Autre restriction typiquement suisse, l’autorisation peut être retirée et n’est délivrée que pour deux ans : la prolongation dépend de la concrétisation de l’effet positif de l’implantation de l’entreprise. Enfin le dossier à soumettre par l’investisseur ou l’investisseuse est substantiel : activités prévues, analyse de marché, effectif du personnel et recrutement prévu, chiffre d’affaires et bénéfice escomptés…
Les rentier·ière·s aussi doivent montrer patte blanche et on exige des liens préalables avec la Suisse : séjours répétés, relations étroites avec des parents proches. Le TAF a confirmé à ce sujet une « ligne dure » exigeant des liens avec la Suisse et pas seulement avec des proches en Suisse [2]. Toujours selon les directives, le rentier ou la rentière devra faire de la Suisse le centre de ses intérêts et l’autorisation de séjour ne sera pas renouvelée dans le cas contraire.
2 Un marché immobilier protégé
La loi fédérale du 16 décembre 1983 sur l’acquisition d’immeubles par des personnes à l’étranger connue sous le nom de Lex Friedrich puis de Lex Koller a été un instrument majeur de limitation de l’investissement immobilier étranger en Suisse. Cédant aux mêmes sirènes que le Canada – la stimulation de l’économie en période de ralentissement – le Conseil fédéral l’a certes amendée en 1997, puis s’est prononcé pour son abrogation en 2007, mais il est revenu en arrière en 2013.
3 Une droite économique ET nationaliste
Une troisième différence entre la Suisse et la région de Vancouver tient au profil des acteurs politiques. On trouve en effet sur le thème de l’immigration et des investissements étrangers des alliances improbables et typiquement suisses entre défenseur·euse·s de la nature ou des classes populaires et nationalistes à tendances xénophobes. Ces dernières font perdre à la droite économique libérale le poids nécessaire à une dérégulation trop massive. A Vancouver, nous disait David Ley, tous les partis sont pro-immigration…
Nos trois explications doivent-elles conduire à conclure que la Suisse a été sauvée par son peu d’ouverture, voire par la xénophobie de certain·e·s, et que cette voie doit être poursuivie ? Ce serait aller trop loin. D’abord les conditions ont changé : la libre-circulation rend une partie des mesures évoquées plus haut inopérantes car elles ne s’appliquent plus qu’aux non-Européen·ne·s. Ensuite ce n’est que grâce à une situation économique favorable que la Suisse a pu se permettre de faire autant la fine bouche sur les immigrant·e·s entrepreneur·euse·s qui constituent bien un potentiel de dynamisme remarquable. Pour apprendre des erreurs de Vancouver sans fermer les portes, c’est vers des formes habiles de régulation qu’il faut se tourner : contrôle de la provenance irréprochable des fonds, de la volonté effective de participation sociale, mais aussi surveillance du marché immobilier et canalisation des fonds vers des projets de logement qui restent accessibles et évitent les ghettos dorés.
Pris conjointement, les exemples suisses et canadiens ne plaident ni pour une ouverture à tout va ni pour fermer les frontières, mais pour une régulation bien pensée.
Etienne Piguet
Chef de projet, nccr – on the move, Université de Neuchâtel
[1] Un rentier ou une rentière est réputé·e disposer de moyens financiers nécessaires au sens de l’art. 28, let. c, LEtr si il ou elle est quasiment certain d’en bénéficier jusqu’à sa mort (rentes, fortune), au point que l’on puisse pratiquement exclure le risque qu’il ou elle en vienne à dépendre de l’assistance publique.
[2] arrêts du TAF C-6349/2010 du 14 janvier 2013; C-797/2011 du 14 septembre 2012
À l’origine, ce billet a été mis en ligne le 10 novembre 2017 sur le blog « Politique migratoire » de l’Hebdo.