Mère ou victime ? Parcours de femme voulant fuir les violences conjugales
Le thème des violences conjugales attire l’attention sur une figure particulière : celle de la « victime ». Mais à l’échelle de l’expérience individuelle, à quoi correspond cette catégorie ? Les femmes concernées se reconnaissent-elles dans cette figure ? Le parcours de Kahina, une mère voulant quitter son conjoint et refaire sa vie avec ses enfants, nous donne quelques pistes de réflexion.
Le terme victime fait l’objet de contestation. Les femmes vivant des violences ne s’identifient pas toujours comme telles. Certaines refusent d’être « réduites » à un statut de victime et disent qu’elles sont « plus que ça ». Mais le terme est aussi revendiqué par d’autres, parce qu’il indique qu’elles ont subi une injustice et demandent réparation. Il est, en France mais aussi ailleurs, parfois remplacé par celui de « survivante ».
Kahina a franchi les portes d’une association pour femmes victimes de violence. Elle identifiait les actes commis par son mari comme étant de la violence. Pour autant, Kahina ne s’est pas emparée du terme victime au cours de ses démarches. Faut-il y voir un « rejet » motivé parce que les connotations du terme sont négatives ? Du « déni », de la « minimisation », de la « banalisation », ou bien encore une trace d’« emprise » ?
En observant ce sur quoi Kahina a accordé de l’importance au cours de ses démarches, il apparait que ce non-investissement du statut de victime est à mettre en lien avec ses efforts pour maintenir son rôle de mère. La logique à l’œuvre est celle d’une priorisation des « choses à faire » qui dépasse l’alternative contestation/revendication.
Vouloir partir, devoir rentrer
Après avoir fui le domicile familial accompagnée de son fils, Kahina a initié des démarches censées lui octroyer un statut de victime : elle s’est rendue dans une association pour femmes victimes de violence et est, entres autres, allée porter plainte. Kahina a aussi rempli le formulaire de demande de logement social, en donnant comme motif « violences au sein du couple ».
Pourtant, après quelques jours, Kahina est rentrée au domicile. Elle n’avait pas ses papiers sur elle et n’avait pas obtenu d’hébergement d’urgence. Elle avait un enfant à éduquer. Elle n’avait pas de revenus et elle était privée des ressources dont elle bénéficiait en cohabitant avec son mari. Son retour au domicile familial était une étape dans son projet de départ et de réinstallation.
La face cachée de la victime : la mère et ses priorités
Au fil de nos déplacements, ses rendez-vous, ses démarches, et une fois rentré au domicile familial, certaines choses ont attiré son attention plus que d’autres. Kahina a profité de ma présence pour me déléguer les « choses à faire » de la victime et se concentrer, quant à elle, sur les « choses à faire » en tant que mère. En analysant ce sur quoi son attention s’est portée, il apparait que l’investissement de la figure de la victime est passé après les efforts pour maintenir son rôle de mère.
L’expérience de Kahina permet de questionner la réponse publique face aux violences conjugales. En ne concordant pas avec les besoins des femmes concernées, notamment lorsqu’elles sont mères, les démarches et ressources allouées aux victimes peuvent ainsi se traduire par une nécessité ressentie de « faire les choses seule ».
Cette absence d’investissement ne doit pas être confondue avec un rejet, mais à une priorisation des « choses à faire », comme un investissement soutenu du rôle de mère. Le corps de mère, vécu comme une ressource pour son enfant plus que comme un corps de victime, a répondu aux démarches et ressources disponibles pour les victimes en négociant avec ses intérêts de mère.
Face à des démarches chronophages pour obtenir des ressources pas forcément satisfaisantes par rapport à ses intérêts de mère, Kahina a choisi de rentrer. En retournant au domicile familial, elle s’est éloignée du « parcours de sortie » des violences. La nécessité ressentie de « faire les choses seule » s’est traduite par la mise dos-à-dos des intérêts de la mère et de ceux de la « victime ».
« Se délaisser » : une « conséquence » des violences
La victime de violences conjugales est souvent décrite comme une personne en souffrance, à risque de féminicide, ou dont la santé est affectée par les violences. Les campagnes de prévention insistent sur les conséquences en termes de santé, de risque de mort. « Psychotrauma » et état de stress post-traumatique circulent dans les médias, les pratiques professionnelles et les plans d’action du gouvernement. Mais les conséquences des violences peuvent être exprimées différemment.
Les décisions que Kahina a prises et son analyse des conséquences offrent la possibilité de voir d’autres conséquences des violences, au-delà des risques pour la santé, pour la vie, ou des difficultés d’identification. Le « délaissement de soi », causé par la nécessité de « faire les choses seule » en est un exemple.
En prenant du recul sur ses démarches de l’époque et sur son rôle de mère, Kahina a exprimé s’être « délaissée ». Le délaissement du soi apparaît à la croisée des démarches complexes échéant à la victime et au rôle de mère. Il révèle le manque de solutions satisfaisantes qui s’offrent aux mères, dont l’expérience et les besoins ne sont pas compris dans les définitions et représentations publiques de la victime de violences conjugales.
Adeline Moussion Esteve est doctorante en anthropologie à l’université Birkbeck. Elle travaille sur les violences sexuelles et les violences domestiques et est membre du groupe de recherche Sexual Harms and Medical Encounters.
Ce billet de blog fait référence à l’article paru dans Géo – Regards n°15 :
-Adeline Moussion-Esteve, Le corps de la mère. Tensions entre la catégorie d’action publique « victime de violences conjugales » et l’attention maternelle