Minorités visibles et statistiques
Partout dans le monde, les minorités ethniques, raciales, religieuses et nationales font l’objet de traitements discriminatoires et de racisme structurel. Cependant leurs catégories et dénominations changent selon l’histoire culturelle, politique et sociale des pays. Ces minorités sont bien visibles dans le débat politique et les rapports sociaux, mais qu’en est-il des statistiques de population ?
Les statistiques sur la diversité ethno-raciale et religieuse, de même que leur production controversée, démontrent une grande variété de catégories utilisées pour représenter cette diversité. Il ne va pas de soi en effet de reprendre des catégorisations qui sont à la source du racisme, et de ce fait, de nombreux pays en Europe ont fait le choix de statistiques colorblind (racialement neutres), alors que d’autres dans le monde – plus nombreux – font références à l’origine ethnique ou encore à la race ou à la couleur.
La statistique des origines
Dans son panorama mondial des formulaires de recensement, Ann Morning dénombrait 87 pays sur 138 qui posaient des questions sur l’ethnicité, l’ascendance, la race ou la couleur (Morning 2008). Alors que ces catégorisations étaient très présentes dans les Amériques et de façon moins systématique en Afrique et en Asie, il existait un clivage net en Europe entre les héritiers de l’Union soviétique, où l’appartenance à des minorités nationales est enregistrée, et le reste du continent, où les seules catégories utilisées sont le pays de naissance et la nationalité, à l’exception de la Grande-Bretagne et l’Irlande, où on utilise les catégories d’origine ethnique et culturelle.
Les classifications utilisées aux États-Unis combinent des références à la race (Whites, Blacks, American Indians, Asians and Pacific Islanders) et à l’ethnicité (Hispanics), alors que celles du Brésil font explicitement référence à la couleur (Preto = Noir, Pardo = marron, Amarello = jaune, Branco = blanc). Au Canada ou au Royaume-Uni les registres sont combinés de façon hétéroclite, à savoir la race ou la couleur, l’origine nationale (Philippins au Canada ou Bangladeshis au RU), l’ethnicité (Arabe), la nationalité ou l’origine géographique (Chinois, Asiatiques du Sud-Est).
En Europe de l’Ouest, le choix est encore de s’en tenir à la nationalité (au sens de la citoyenneté juridique) et au pays de naissance ; les immigrés et les étrangers sont les principales catégories mobilisées. Plusieurs pays d’Europe du Nord identifient également la seconde génération en enregistrant le pays de naissance et la nationalité des parents (Suède, Danemark, Norvège, Pays-Bas…). Il est probable que la classification des immigrés et de leurs descendants directs devient la principale façon de produire des statistiques sur l’origine dans les pays qui refusent l’approche par l’origine ethnique ou raciale.
Questions méthodologiques et politiques
Rendre compte dans les statistiques de la diversité multiculturelle et caractériser les personnes et groupes exposés aux discriminations sont des opérations complexes et politiquement sensibles. Il faut d’abord s’accorder sur le fait que les étrangers ou les immigrés ne sont plus des catégories de population satisfaisantes lorsqu’il s’agit d’étudier la situation des minorités ethno-raciales en Europe et de conduire des politiques de lutte contre les discriminations. Cela ne signifie pas que la nationalité n’a plus d’importance et qu’il n’existe pas des discriminations fondées sur ce critère. Il est cependant devenu évident que les étrangers devenus des nationaux subissent toujours des discriminations, pour une partie d’entre eux, et que la succession des générations n’arrête pas le processus de stigmatisation.
Dans ce contexte, comment catégoriser les citoyens et citoyennes sur d’autres critères que la nationalité et le pays de naissance ? Le détour par les caractéristiques des parents est une option pragmatique, mais elle a une portée limitée dans le temps quand la « troisième génération » devient adulte. Du reste, faut-il encore parler de génération ou d’ascendance et jusqu’à quand faudrait-il le faire ? Les catégorisations alternatives posent d’autres problèmes.
L’auto-identification dans des listes de catégories faisant référence à une combinaison d’origines ethniques, géographiques, nationales, ou encore à la couleur ou à la race génère des controverses en reproduisant les formes de racialisation. Dans les pays européens qui considèrent que la notion de race est disqualifiée et qui ont adopté une stratégie colorblind, le recours à ces types de catégories est perçu comme raciste en soi. Elles sont également accusées de réifier les identités et de favoriser la fragmentation du corps social selon des lignes ethniques ou raciales.
On observe cependant des revendications venant d’organisations représentant les minorités dans plusieurs pays européens, des recommandations venant de chercheurs ·euses et des agences internationales de défense des droits humains de rendre visibles les minorités dans les statistiques. La prise en compte des identifications ethno-raciales dans les statistiques assure une reconnaissance des minorités et de leur légitimité à participer à leurs sociétés, et ces données quantitatives sont indispensables à la mise en évidence des discriminations et à la conduite de politiques d’égalité effective. Selon ces interprétations, les statistiques colorblind renforcent les hiérarchies ethno-raciales qu’elles prétendent combattre.
Mais convertir la notion de minorité visible en catégories statistiques est une gageure méthodologique. Ces classifications doivent respecter l’auto-identification pour laisser l’autonomie de l’identification, tenir compte de la complexité des identités et faire sens pour les répondants comme pour les milieux sociaux où ils évoluent. Elles sont intrinsèquement subjectives, sujettes à évolution dans le temps, et selon les contextes, soumises aux transformations des identités et aux perceptions extérieures, stigmatisations et assignations identitaires (Roth 2016). Il n’existe de solution satisfaisante dans aucun pays, et les nomenclatures élaborées dans l’un ne sont pas transposables dans un autre. L’intérêt du caractère subjectif, flou et fluide de ces catégorisations est qu’elles se montrent ouvertes aux négociations entre les producteurs de statistiques, les utilisateurs et celles et ceux qui sont catégorisé·s·es.
La question de l’évolution des catégories statistiques sur la diversité ethno-raciale ou ethno-culturelle en Europe est posée depuis plus de vingt ans maintenant (Simon 2017). Il y a eu peu de progrès du côté des statistiques officielles, et beaucoup d’évolution du côté de la recherche et des études expérimentales. Le paradoxe reste donc entier : les minorités sont extrêmement visibles dans le débat politique et les rapports sociaux, mais invisibles dans les statistiques de population.
Patrick Simon est directeur de recherche à l’Ined (Institut Nayional d’Etudes Démographiques) à Paris et chercheur associé au Centre d’Etudes Européennes de Sciences Po. Il dirige le département INTEGER (Intégration et discriminations) de l’Institut des Migrations et coordonne le projet Global Race sur les formes de catégorisations ethnoraciales et leurs usages dans les politiques antidiscriminations.
Bibliographie :
– Morning A. (2008). “Ethnic Classification in a Global Perspective: A Cross-National survey of the 2000 census round”, Population Research and Policy Review 27 (2), 239-272.
– Roth W. (2016). “The multiple dimensions of race”, Ethnic and Racial Studies 39 (8), 1310-1338.
– Simon P. (2017). “The failure of the importation of ethno-racial statistics in Europe: debates and controversies”, Ethnic and Racial Studies 40 (13), 2326-2332.