Sociétés de migration : quelle place pour les résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s dans l’espace politique ?
Ces dernières année, l’incorporation politique des personnes issues de la migration dans l’espace politique a gagné en importance dans les sociétés de migration européennes, tout comme dans la recherche sur les migrations. Quelles en sont les raisons ?
Les sociétés d’immigration traditionnelles, notamment aux Amériques, se sont constituées en états-nations au cours du 19ème siècle. C’est à ce même moment qu’elles connaissaient d’importants mouvements migratoires : elles ont donc élaboré des institutions visant à gérer ces défis. Ainsi, l’acquisition de la nationalité en vertu du droit de sol incorpore au fil d’une génération les apports étrangers à la réalité nationale, constituant par ce biais un espace politique unifié.
Les sociétés européennes, en revanche, ont connu des mouvements migratoires considérables au cours du 20ème siècle. Ces mouvements se sont greffés sur des sociétés déjà constituées en états-nations, marquées par diverses traditions historico-juridiques de construction du demos (peuple) national.
La mondialisation a ultérieurement accentué la mobilité au cours de ce siècle. Confrontées au même défi d’articulation entre fait national, populations au bénéfice de statuts juridiques différents et système démocratique, ces sociétés ont produit des réponses diverses quant à l’incorporation politique de ces populations. Elles se sont axées tantôt sur l’accès à la nationalité selon le principe du droit de sol, généralement soumis à des conditions en Europe (60% des pays UE), tantôt sur l’octroi des droits de participation politique au niveau local, les deux types de réponses pouvant naturellement se combiner.
Des démarches axées sur ce deuxième levier sont en cours en Suisse en ce 2024 : une initiative parlementaire à Bâle et une initiative populaire à Genève visent notamment à donner les droits politiques au niveau cantonal aux étranger⸱ère⸱s résident⸱e⸱s de longue date. Vue la concomitance entre intérêts scientifiques et actualité politique, des chercheur⸱e⸱s confirmé⸱e⸱s dans ce domaine ont voulu mettre à disposition d’un large public, par le biais de cette série de blogs, les résultats de la recherche suisse et internationale, car susceptibles d’éclairer les enjeux des débats sur cette question. Ci-dessous une vue d’ensemble.
Une vue d’ensemble sur les politiques de vote existantes
La majorité des démocraties européennes a fait le pas d’ouvrir le droit de vote à tous les habitant⸱e⸱s, indépendamment de leur nationalité, dans le but d’intégrer politiquement les immigré⸱e⸱s et renforcer la cohésion locale. Les modèles de mise en œuvre diffèrent
Depuis longtemps, certains pays ont accordé le droit de vote actif et passif au niveau communal après quelques années de séjour, tant aux ressortissant⸱e⸱s de l’UE qu’à ceux hors UE. D’autres pays n’autorisent en revanche que le vote actif. Des pays au passé colonial accordent le droit de vote actif seulement à certains groupes de personnes avec lesquels ils ont des liens historiques. Par-delà ces différences, on observe que le droit de vote, une fois instauré, n’a jamais été remis en question par la suite. En dépit de changements de majorité politique, il a plutôt été étendu et s’est imposé comme une norme démocratique.
En Suisse, sept cantons sur 26 accordent des droits de vote aux résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s. Les conditions pour qu’ils⸱elles puissent participer à la vie politique sont élevées en comparaison européenne. Les droits de participation politique se limitent généralement au niveau communal, bien qu’à Neuchâtel et au Jura ils s’étendent au niveau cantonal.
Pourquoi élargir le droit de vote aux résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s, et avec quelles conséquences ?
Une forte proportion de résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s rend l’introduction du droit de vote d’autant plus nécessaire pour la légitimité démocratique du système, alors que ce même facteur est susceptible d’augmenter la réticence des citoyen⸱ne⸱s helvétiques. L’octroi du droit de vote des résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s n’est pas bénéfique seulement pour ces dernier⸱ère⸱s mais pour l’ensemble de la société locale : en effet, il encourage la participation des titulaires de passeport suisse aux votations et aux élections.
Il s’avère toutefois que les résident⸱e⸱s étranger·e·s qui se sont vu reconnaitre les droits politiques à l’échelle locale ne font pas pleinement usage de cette opportunité. Une analyse plus fine révèle cependant que l’écart entre taux de participation des citoyen⸱ne⸱s helvétiques et des résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s se resserre fortement une fois ces populations rendues statistiquement homogènes quant à l’âge, le niveau de formation et de revenu. Ces même facteurs expliquent en effet les taux de participation différents des Suisses selon leur statut social et la composition sociale de leurs lieux de résidence. Les étrangers⸱ère⸱s participent peu dans les quartiers populaires où les Suisses se rendent peu aux urnes, et ils⸱elles participent davantage dans les « beaux quartiers » où le taux de participation des Suisses est plus élevé.
L’introduction du droit de vote local pour les résident·e·s étranger⸱ère⸱s n’a pas modifié les équilibres politiques des villes et des régions suisses. Les études scientifiques en Suisse et en Europe attestent en effet que les préférences électorales des étranger⸱ère⸱s sont similaires à celles des autochtones. C’est notamment le cas pour les ressortissant⸱e⸱s des pays européens ; toutefois, les groupes faisant l’objet de stigmatisation tendent à privilégier les partis de gauche qui manifestent davantage de solidarité à leur égard. L’appartenance à une classe sociale et les attitudes face aux questions migratoires n’ont qu’une bien faible influence sur le comportement électoral des étranger⸱ère⸱s et des personnes issues de l’immigration, davantage marqué par la socialisation politique au pays d’origine.
Qu’en est-il du lien droit de vote – intégration ?
Le débat public relatif aux droits de participation politique des personnes immigrées en Suisse porte souvent sur son impact quant à l’intégration et à la naturalisation des étranger⸱ère⸱s. Le fait de résider dans une ville ou canton ayant introduit le droit de vote local ne modifie pas, à lui seul, les comportements individuels de naturalisation à court terme, selon des travaux suisses aussi bien qu’étrangers. En effet, ces comportements individuels sont vraisemblablement déterminés par un ensemble complexe de facteurs favorisants et limitants la naturalisation.
Les quelques rares recherches qui analysent la relation entre droit de vote et intégration font plutôt état d’un effet indirect et collectif : il se manifeste par des meilleures prises en compte et réponses aux préoccupations de l’ensemble de la population, dont bénéficient également les personnes étrangères. L’introduction du droit de vote local pour les résident⸱e⸱s étranger⸱ère⸱s constitue ainsi un élément important d’un contexte inclusif plus vaste qui favorise non seulement l’intégration de la population étrangère résidente, mais aussi la cohésion sociale dans son ensemble.
De plus, la légitimité démocratique du système se trouve renforcée par l’introduction des droits politiques à l’échelle locale permettant à tou⸱te⸱s les résident⸱e⸱s de participer à la définition des décisions qui les concernent aux niveaux communal et cantonal. Cette introduction favorise en outre le sentiment d’inclusion sur pied d’égalité auprès de tou⸱te⸱s les membres de la collectivité.
Droits civils, sociaux et politiques
Selon l’actuelle loi sur les étranger⸱ère⸱s, l’intégration est un processus qui concerne les individu⸱e⸱s, aussi bien suisses qu’étranger⸱ère⸱s. Toutefois, en tant que société de migration, façonnée par la migration et ses suites, la Suisse – à l’instar des autres sociétés européennes de migration – doit fonder sa démocratie sur le peuple qui, au fil du temps, la constitue de facto. Pour cela, les sociétés de migrations se doivent de construire un parcours vers l’égalité des droits des citoyen⸱ne⸱s résident⸱e⸱s au sein d’une collectivité, indispensable à assurer la cohésion sociale.
Trois types de droits sont attachés à la citoyenneté. Les étranger⸱ère⸱s se voient reconnus les droits civils en tant que droits humains universels. De plus, ils⸱elles ont acquis des droits sociaux en vertu de leur condition de travailleur⸱se⸱s (retraite, chômage) et de résident⸱e⸱s (accès à l’éducation, à la santé, voire aux prestations sociales). Enfin, c’est en vertu de cette même résidence ainsi que de leur contribution à la société locale qu’ils⸱elles peuvent obtenir la reconnaissance des droits politiques. La résidence est ainsi le fondement de leur citoyenneté locale, un principe différent de la nationalité qui fonde la citoyenneté au niveau fédéral.
Rosita Fibbi, sociologue des migrations, est chercheuse associée au nccr – on the move.