Encore et toujours, d’abord Noire, puis Suissesse !

06.11.2019 , in ((Visible Minorities)) , ((No Comments))

« Je réalisais avec désarroi que malgré le fait que j’avais suivi, depuis mon arrivée en Suisse en 1981, le parcours attendu pour être une parfaite assimilée, j’étais au regard des autres Noire avant toute autre considération ! » Brigitte Lembwadio Kanyama, avocate et citoyenne suisse d’origine congolaise, témoigne sur son expérience de discrimination et de racisme dus à son appartenance à une « minorité visible ».

Récemment j’ai entendu, sur la Première de la radio suisse romande, un politicien s’exclamer : « Hier soir on a eu un sommelier noir, qui vient d’Afrique, qui nous a parlé des vins vaudois avec un parfait accent du terroir vaudois ! » Réponse de la journaliste : « Oui on l’a déjà eu sur notre plateau ! » Il ne manquait plus qu’elle rajoute : Cet extraterrestre !

Pendant quelques secondes, au volant de ma voiture, je me suis retrouvée vingt-deux ans en arrière ! J’ai fait un zoom sur cette journée, inscrite à l’encre indélébile dans un coin de mon cerveau, où forte et fière de ma licence en droit, acquise avec mention, et au prix d’un investissement important (combinant envie de réussir à tout prix et nécessité de travailler pour vivre), j’ai reçu en pleine figure, pour la première fois et de la pire des façons, que dans mon pays de Neuchâtel, j’étais d’abord Noire et puis Suissesse! Oui, je me suis souvenue de cet échange téléphonique enthousiaste avec cet avocat de la place, connu pour ses idées prétendument progressistes, à l’issu duquel j’ai été invitée à me présenter le lendemain à son étude pour un entretien. Je me suis remémorée, non pas sans une pointe de douleur, étonnamment encore présente plus de deux décennies après les faits, mon arrivée le lendemain dans cette importante étude, parée de mon plus beau tailleur, pour m’entendre demander par la secrétaire si je venais pour un divorce. Naïvement, je lui répondis que je venais pour la place de stage d’avocat. Je revois les yeux ronds qu’elle m’a faits et qui auraient dû me persuader de tourner les talons afin d’éviter l’humiliation suivante. Mais on me décrit comme tenace et j’attendis. Après plus de dix minutes à m’interroger sur la suite, je vis l’avocat sortir du bureau et s’approcher, sourire en coin, gêné, me tendant la main et me disant : « C’est vous mademoiselle Lembwadio ? C’est fou ce que vous aviez l’accent neuchâtelois au téléphone ! » L’uppercut reçu ne m’a pas empêchée de lui rétorquer : « L’aurais-je perdu entretemps ? » Est-il nécessaire de préciser qu’une excuse bien construite a vite été trouvée pour justifier le fait que ma candidature n’était finalement pas retenue ?

Après plusieurs jours à pleurer sur mon sort, je réalisais avec désarroi que malgré le fait que j’avais suivi, depuis mon arrivée en Suisse en 1981, le parcours attendu pour être une parfaite assimilée, j’étais au regard des autres Noire avant toute autre considération ! Le recours à la Commission fédérale contre le racisme m’a apporté une petite écoute, d’apparence compatissante, ainsi qu’un bel article dans leur publication, mais bien en deçà de ce que j’attendais d’une telle institution. J’ai par ailleurs pris conscience que, juridiquement, aucune disposition pénale ne protégeait contre ces actes de racisme caché. L’espoir qu’a suscité l’entrée en vigueur de l’article 261bis du Code pénal est vite retombé. Le cadre d’application de cette disposition étant en effet très limité, dans beaucoup de situations, elle ne peut être invoquée. Quant aux dispositions sur l’atteinte à l’honneur, au risque de se retrouver doublement frustré en raison du non-lieu ou de l’acquittement du raciste caché, dans bon nombre de cas, il y a lieu d’y renoncer.

Comme vous pouvez vous en douter, le stage, que j’ai finalement pu décrocher (au sein d’une étude politiquement de droite, je tiens à le préciser), n’a pas été de tout repos sous l’angle des préjugés et des remises en question de mes compétences. Et que dire de mes débuts en qualité d’avocate indépendante ! Entre la greffière jurassienne qui vous prend pour l’accusée et la juge genevoise qui vous demande si vous êtes toute seule, car elle ne voit pas votre conseil (alors que vous venez de vous présenter et de décliner votre titre), il y a un florilège d’anecdotes, parfois drôles mais souvent bien douloureuses. En effet, comment réagir lorsque vous constatez que, finalement, peu importent vos compétences et vos capacités, vous n’êtes à première vue encore et toujours jugée que sur une seule chose ; votre couleur de peau. La déception est encore plus profonde lorsque vos interlocuteurs sont des magistrats, des avocats, bref des auxiliaires de la justice, censés justement être au-dessus de la mêlée et capables d’examiner sans a priori leurs interlocuteurs. Je me pose ainsi inlassablement la question de savoir comment cela se passe pour ceux qui ne sont pas aussi bien armés que moi : comment font-ils face à cette dure réalité au quotidien ? Comment vit-on en tant qu’ « identité remarquable » dans un pays qui a tendance à minimiser que le racisme anti-noir est une réalité, qu’il apparaît difficile à combattre car souvent bien caché, voire inconscient ? Ce pays qui, parce qu’il n’a pas un passé colonial, considère qu’il ne vous doit rien en tant que Noirs, qui auraient tous choisi d’y venir de leur propre gré.

Après cette digression dans le passé, j’en reviens à l’interview de mon politicien. Apparemment, ni ce dernier ni les journalistes ne se sont rendu compte de la gravité de ses propos. Il semblait en effet surpris qu’un Noir puisse parler avec un accent vaudois prononcé et connaître le vin et le terroir local. Et plus grave encore, il ressortait de son discours qu’il ne pouvait envisager que cet homme soit suisse. Ce racisme inconscient, très présent à l’égard des Noirs et étonnamment à l’égard de ceux qui sont qualifiés, voire très qualifiés, est ignoré, voire nié. Pourtant il est vécu quotidiennement, émane souvent de personnes bien pensantes qui s’offusquent lorsque l’on ose leur faire comprendre qu’il s’agit là également de propos ou d’attitudes racistes. Le fait qu’il existe maintenant dans la société suisse des autochtones à la peau noire apparaît comme surréaliste et insoutenable pour beaucoup. Pourtant mes enfants, qui sont de la troisième génération, qui n’ont jamais eu aucune autre nationalité que la nationalité suisse, ne sont-ils pas des autochtones ? J’interrogerais volontiers les sociologues afin de savoir combien de génération il faut pour cela…

Brigitte Lembwadio Kanyama, Avocate associée à l’Etude Brigitte Lembwadio à La Chaux-de-Fonds

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