Faire nation : une évidence familiale ?

16.06.2021 , in ((Social Work)) , ((No Comments))

Cette contribution porte un regard critique sur la notion sociojuridique d’intégration réussie. Par une analyse des parcours de candidat·e·s à la naturalisation facilitée par la voie du mariage – sous l’angle de la nouvelle Loi sur la nationalité (nLN) effective depuis 2018 –, je montre les dimensions normatives induites à la fois par la famille et la politique migratoire et aborde de manière imbriquée ces deux axes significatifs du champ d’intervention du travail social.

L’institutionnalisation de l’égalité des sexes donne voie à la votation populaire de décembre 1983 concernant l’annulation de la naturalisation automatique des conjointes de citoyens suisses. Les autorités fédérales défendent cet objet avec deux arguments. D’une part, cette révision du droit met les hommes et les femmes de nationalité suisse sur un pied d’égalité : les femmes doivent être en mesure de transmettre leur nationalité à leur(s) enfant(s), droit jusqu’alors réservé aux hommes. D’autre part, les autorités émettent une forte volonté de régulation de la naturalisation : le cadre juridique doit permettre de protéger la nation des « étrangères » soupçonnées d’« abus » de droit de la nationalité (Conseil fédéral 1983). Cette modification de la loi sera acceptée et édictera la procédure de naturalisation facilitée par la voie du mariage, ouverte aux conjoint·e·s étranger·ère·s de citoyen·ne suisse.

En référence à la jurisprudence, la naturalisation facilitée par la voie du mariage est légitimée par le principe d’unité de nationalité de la famille et affirme que l’union avec un·e citoyen·ne suisse renforce les capacités d’intégration de la personne dite « étrangère » : juridiquement, la transmission de la nationalité suisse, et implicitement de sa « culture », est une affaire familiale (Studer & al. 2013). Or, cette politique définit les conjoint·e·s étranger·ère·s de citoyen·ne suisse sous une logique de suspicion. Les autorités sont dès lors tenues de déceler les « abus » afin que les mariages binationaux jugés inauthentiques ne donnent voie à une acquisition frauduleuse de la nationalité (Kristol & Dahinden 2019). En ces termes, les candidat·e·s à la naturalisation par la voie du mariage doivent depuis 2018 démontrer les preuves de leur intégration réussie, tout en tenant compte de leur rôle au sein de leur famille. L’institution familiale induit juridiquement la possibilité d’un accès facilité au devenir suisse lorsque le ou la candidat·e détient des capacités sociales, économiques et familiales jugées acceptables par l’État (Gutzwiller 2016).

Quelles conceptions de la communauté peut-on repérer dans le discours des candidat·e·s ? Comment rendent-ils/elles compte de leur intégration réussie ? Pour y répondre, j’ai mené 33 entretiens avec des candidat·e·s à la naturalisation facilitée par la voie du mariage depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur la nationalité suisse. L’apport de cette analyse pour le travail social réside dans la compréhension de l’articulation entre les dynamiques familiales et la politique migratoire, de laquelle est issue la politique de naturalisation.

La ressemblance nationale et l’unité familiale

Les candidat·e·s à la naturalisation sont différencié·e·s administrativement des membres de leur propre famille par le statut que leur confère la politique migratoire. Symboliquement et pratiquement, ils/elles n’appartiennent pas à la même communauté nationale. Lina, ressortissante russe de 31 ans, relate : « Je vois mon fils qui est suisse, mon mari qui est suisse. J’aimerais me sentir d’ici ». Les frontières entre les États matérialisent des frontières statutaires entre Lina, son conjoint et leur enfant. Son accès à la naturalisation lui permettrait de rompre la désunion de nationalité avec sa famille.

Selon le discours des candidat·e·s rencontré·e·s, la réussite de leur intégration s’illustre par le projet d’avenir en Suisse sous les formes de la conjugalité binationale et de la parentalité mais également par leur insertion économique. Eduardo, 39 ans, ressortissant portugais, affirme : « Ça ne faisait pas sens que moi, je me retrouve avec des enfants suisses, que je partage ma vie avec elle [son épouse de nationalité suisse], suis à ses côtés, travaille, et ne puisse pas avoir la nationalité suisse ». Faire famille avec une conjointe suisse agit comme une des preuves de la réussite de son intégration et, en ce sens, de son inclusion à la communauté nationale. Or, son authenticité doit être vérifiée par les autorités à la lumière des logiques de suspicion.

Fonder une famille revient à établir un « enracinement », pour reprendre les termes d’Annick, 45 ans, ressortissante canadienne : « Par rapport au fait de me sentir suisse, avoir des enfants [suisses] c’est énorme. Ils m’amènent à m’enraciner solidement ». Pour Annick, la dynamique est double : sa famille l’amène à la nationalité – à comprendre comme la « culture (racine) suisse » – et elle doit démontrer aux autorités sa potentialité à intégrer la nation, elle-même (re)produite par son appartenance familiale et ses capacités économiques et sociales. La procédure de naturalisation facilitée par la voie du mariage produit alors une modalité particulière d’intégration. Julia, 45 ans, ressortissante roumaine, témoigne : « Depuis le moment où j’ai rencontré mon mari, depuis ce moment-là, je crois que je me suis déjà sentie suisse ». L’affirmation de son intégration à l’identité nationale passe par l’incarnation de son rôle d’épouse d’un citoyen suisse.

Faire famille et faire nation

Cette politique spécifique de naturalisation émet une injonction normative, celle de réussir son intégrationpar la voie familiale : seul·e·s les candidat·e·s dont le parcours – individuel et familial – correspond à la norme d’intégration fabriquée par l’appareil d’État peuvent accéder à la naturalisation. Sous cette dynamique d’exclusion/inclusion de la nation, l’amour authentique envers les membres de sa famille doit alors se transformer en une affirmation de son attachement envers la nation afin de correspondre aux injonctions établies juridiquement. L’idée politique de la formation de la nation suit ainsi sa logique : pour les candidat·e·s, leur sentiment d’appartenance à la Suisse doit asseoir la légitimité de leur amour familial, au risque de paraître inauthentique. Sous le processus de naturalisation facilitée par la voie du mariage, l’institution familiale sert à produire et reproduire un renforcement de l’identité nationale suisse des conjoint·e·s de nationalité étrangère.

Dietrich Choffat est doctorant au Centre en études genre – Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne et à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO).

Bibliographie:

– Conseil fédéral (1983). Explications concernant la votation du 4 décembre 1983.
– Gutzwiller, C. (2016). Droit de la nationalité suisse : acquisition, perte et perspectives. Genève : Schulthess.
– Kristol, A. & Dahinden, J. (2019). Becoming a citizen through marriage: how gender, ethnicity and class shape the nation. In Citizen Studies 24 (1), 40-56.
– Studer, B., Arlettaz, G. & Argast R. (2013). Le droit d’être suisse. Lausanne : Antipodes.

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