L’asile en marges : les requérant·e·s d’asile face à la gestion migratoire

27.10.2021 , in ((Gestion migratoire)) , ((No Comments))

Toute personne qui demande l’asile, en Suisse ou ailleurs en Europe, passe par une procédure juridique visant à reconnaître la légitimité de sa demande, sa qualité de réfugié·e, son besoin de protection, et à lui attribuer ou non un statut qui lui permettra de séjourner légalement sur le territoire national.

Au cours de cette procédure, les requérant·e·s se retrouvent confronté·e·s à la gouvernance de l’asile, un ensemble complexe de textes légaux, d’acteur·rice·s, de pratiques institutionnelles et de technologies visant à réguler leur admission sur le territoire – en tant que sujets légaux –, ainsi que leur présence physique – en tant que corps à prendre en charge. Avec cette double condition, c’est aux marges de l’État que se retrouvent les demandeurs et demandeuses d’asile en Suisse. Trois dimensions au moins (temporelle, spatiale et juridique) caractérisent ces marges.

Une dimension temporelle

La demande d’asile ouvre une période d’attente indéterminée, un espace-temps pendant lequel la personne reste et vit sur le territoire national en attendant une décision des autorités. Ce temps est souvent vécu comme arrêté, rempli d’incertitudes, de doutes et de peurs, mais il est aussi investi d’espoirs, de désirs et de projets nouveaux et fait l’objet de multiples négociations et réappropriations.

« La vie en foyer est très dure, mais le plus dur c’est qu’on ne sait pas quand on va recevoir une décision ou être renvoyés. […] Toutes les semaines, on voit des gens qui partent, et on se demande quand ce sera notre tour. Pourquoi nous traitent-ils ainsi ? On a mis en danger nos vies. Ça, ce n’est pas l’humanité qu’on nous a promise. » (T., requérant d’asile, 2016)

Une dimension spatiale

La marginalité des personnes demandeuses d’asile renvoie aux frontières externes et internes de l’État. En effet, la procédure d’asile constitue un dispositif d’inclusion et d’exclusion territoriales : une réponse négative à la demande d’asile, ou une demande qui n’a pas été effectuée au « bon endroit », selon le système européen de Dublin, peut entraîner l’exclusion du territoire et le renvoi. Mais elle est également le théâtre de pratiques régulatrices qui assignent les personnes dans des lieux spécifiques – centres fédéraux, foyers, administrations spécialisées, lieux de détention, etc. Les requérant·e·s sont ainsi soumis·e·s à toute une série de techniques de gouvernement visant à assurer un contrôle sur leur présence. La marge renvoie donc ici à une mise à l’écart autant spatiale que sociale et à une précarisation des vies, mais elle peut aussi permettre l’émergence de nouvelles formes d’arrangement, de socialisation, de solidarités et de revendications.

« Aujourd’hui, nous sommes en Suisse, “ terre d’asile ” et nous sommes reconnaissants à ce pays et à ses habitants de nous accueillir. Pourtant ici aussi, on nous enferme. Nous vivons dans des abris PC, sous terre, entassés, sans fenêtres, sans air, sans soleil, pour certains depuis plus d’une année. […] Nous sommes des êtres humains. Nous avons besoin d’air pur, de soleil, comme tout le monde. De dignité aussi. Nous ne voulons pas continuer à être enterrés, cachés, tenus à l’écart de notre société d’accueil. » (Mouvement Stop Bunkers [habitants des abris de la protection civile à Genève], Manifeste « Vous ne nous connaissez pas ? C’est normal ! Nous vivons sous terre », janvier 2015).

Une dimension juridique

Enfin, la troisième dimension est juridique puisque les personnes demandeuses d’asile n’occupent ni une position légale durable d’appartenance ni une position illégale de non-appartenance à l’État-nation. La procédure d’asile est alors moment de jugement, où les personnes sont progressivement placées dans des catégories, suivant un processus de décision mettant en jeu de nombreux acteur·rice·s – agent·e·s de l’administration, juges, spécialistes pays, conseiller·e·s juridiques, médecins, etc. Tout au long de ce processus, les récits et les corps sont analysés et interprétés, du savoir sur les personnes est produit pour rendre l’inconnu connu – juridiquement parlant – et prendre une décision sur la demande. La marge est ici celle qui s’ouvre entre le cadre légal et son application, entre l’abstraction des définitions juridiques et la complexité des vies. Il s’agit d’un processus composite et dialogique qui offre des espaces de négociation, des dilemmes et des choix, pour tou·te·s les acteur·rice·s impliqué·e·s.

« Vous vivez dans un autre monde. Quand je dis un autre monde, j’entends un monde nouveau, qui a été construit sous terre. Ils sélectionnent une catégorie de personnes pour y vivre. Ils imposent toute une série de règles pour les gouverner. Ce n’est pas juste sous terre. C’est un sous-système, des sous-lois. » (M., requérant d’asile vivant dans un abri de la protection civile, 2015)

Des marges en mouvement et des relations asymétriques

C’est dans ces marges que prennent place le vécu et les expériences quotidiennes des requérant·e·s d’asile. Elles sont certes constamment investies par l’État au travers de différents dispositifs de gouvernement visant à réguler, trier et contrôler la population des demandeur·euse·s d’asile. Mais elles sont aussi le théâtre d’interactions entre ces dernier·e·s, différentes autorités et des acteur·rice·s non gouvernementaux, avec chacun·e leurs rôles, leurs intérêts et leurs objectifs. Chacune de ces marges représente ainsi un champ de contestation et de négociation, que ce soit pour contester les décisions, échapper au renvoi ou améliorer les conditions de vie.

Il ne faut cependant pas se méprendre : si la gestion migratoire n’est pas implacable et ouvre toute une série de marges de négociation, elle reste un champ dans lequel les rapports de pouvoir sont hautement asymétriques. Non seulement parce que les autorités possèdent un large pouvoir d’appréciation dans l’évaluation des cas individuels, mais surtout parce qu’elles disposent du pouvoir de coercition pour faire appliquer leurs décisions.

Raphaël Rey est coordinateur de l’Observatoire romand du droit d’asile et des étranger·e·s (ODAE romand).

Ce texte se base sur un article publié dans une brochure accompagnant l’événement « Bienvenue à Heimatland ! » organisé par le Théâtre de la Connaissance qui s’inspire des recherches réalisées dans le cadre du nccr – on the move et de la MAPS sur le thème de la gestion migratoire.

Pour poursuivre la réflexion :

– Affolter, Laura (2021). Asylum Matters: On the Front Line of Administrative Decision-Making. Palgrave Macmillan.
– Akoka, Karen (2020). L’asile et l’exil : Une histoire de la distinction réfugiés/migrants. Paris : La Découverte.
– Brina, Aldo (2020). Chroniques de l’asile. Labor & Fides.
– de Coulon, Giada (2019). L’illégalité régulière au quotidien : Ethnographie du régime de l’aide d’urgence en Suisse. Lausanne : Antipodes.
– D’Halluin-Mabillod, Estelle (2012). Les épreuves de l’asile : associations et réfugiés face aux politiques du soupçon. Paris : EHESS.
– Eule, Tobias, Lisa Marie Borrelli, Annika Lindberg et Anna Wyss (2019). Migrants before the Law: contested migration control in Europe. Palgrave Macmillan.
– Kobelinsky, Carolina (2010). L’accueil des demandeurs d’asile : une ethnographie de l’attente. Paris : Le Cygne.
– Mouvement Stop Bunkers [habitants des abris de la protection civile à Genève] (2015). Manifeste « Vous ne nous connaissez pas ? C’est normal ! Nous vivons sous terre », 30 janvier 2015.
– Revue Vivre Ensemble (www.asile.ch)
– ODAE romand (www.odae-romand.ch)

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