Minorités visibles

24.09.2019 , in ((Visible Minorities)) , ((1 Comment))

La discrimination ne concerne pas seulement les étrangers·ères dans leur parcours d’intégration. Des études récentes montrent en effet que des citoyen·ne·s suisses y sont également confronté·e·s : la discrimination ne concerne donc pas seulement la diversité aux portes du pays, mais également la diversité interne au pays, constituée par des « minorités visibles ».

L’origine

Le terme « minorités visibles » nous vient d’outre Atlantique. C’est une notion ancrée dans la loi canadienne sur l’équité en matière d’emploi de 1986, reprise dans la nouvelle version de 1995. La loi désigne ainsi un des groupes destinataires des mesures proactives en matière d’emploi : il s’agit des « personnes, autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche ». Notons qu’il s’agit d’une définition en creux, qui fait référence à la race. Bien que controversée, cette notion est utilisée dans la mise en œuvre de la loi sur l’équité en matière d’emploi et trouve son application au niveau statistique.

Un concept utile

Malgré tout, ce concept nous apparaît utile heuristiquement dans une approche sociologique, à l’analyse des deux termes constitutifs :

Minorité : Dans son acception quantitative, ce terme indique un groupe de taille inférieure… à celle de la majorité. Dans une perspective sociologique, en revanche, ce terme désigne un groupe de moindre pouvoir, se déclinant ainsi sur un mode qualitatif. La définition de référence remonte à Louis Wirth : « Un groupe de personnes qui, en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles, sont distinguées des autres dans la société où elles vivent par un traitement différentiel et inégal et qui se considèrent donc comme des objets de discrimination collective* » (1945, 347).

Visibilité : À son tour, cette notion renvoie à une perception : c’est le « regard » du groupe majoritaire qui, s’appuyant sur un dénominateur commun aux membres du groupe, singularise les groupes minoritaires par rapport au reste de la population (altérisation en français / othering en anglais). Ce support de la différenciation est la « raison » invoquée par le groupe majoritaire pour un traitement inégal. L’altérisation délimite le groupe cible d’un comportement défavorable, la discrimination.

Bien souvent « l’évidence » de l’altérité s’appuie sur une perception « visuelle » : la couleur de la peau en est l’exemple le plus éclatant et le plus saillant. W. E. Du Bois parle explicitement de « color discrimination » dans son fameux livre The Souls of the Black Folk (1903) soulignant ainsi le lien entre le mécanisme de l’exclusion et la désignation de l’altérité « destinée » à la subir. Mais la désignation de l’altérité s’appuie parfois sur d’autres supports. Un accent dans la prononciation peut suffire à fonder pareille évaluation sociale et les discriminations qu’elle comporte, tout comme un patronyme à consonance étrangère, ou encore une religion.

La notion de minorité visible désigne, à mon avis utilement, l’ensemble de ces processus d’altérisation sur lesquels se fonde la discrimination. Ils concernent les immigrés mais également leurs descendants, qui nourrissent légitimement des attentes de traitement égal à celui de leurs congénères, en raison de leur socialisation et de leur statut de citoyens à part entière du pays qu’ils habitent.

Discrimination et processus d’intégration

Il est temps de prendre acte que la discrimination façonne les parcours d’intégration qui s’étirent sur plusieurs générations. On a longtemps pensé – avec les tenants de l’assimilation – que les migrants peuvent subir des traitements inégaux, mais qu’ils sont pénalisés seulement à court terme : à mesure qu’ils s’installent dans le pays, au fil des générations, ils rejoignent les couches moyennes (mainstream) (Alba et Nee 2003).

L’évidence empirique montre toutefois que ceci n’est qu’un cas de figure, à côté de parcours marqués par une sorte de reproduction de la marginalisation des groupes immigrés qui s’intègrent aux couches défavorisées de la société, (downward mobility) (Portes and Zhou 1993, Portes and Rumbaut 2001). En somme, pour certains groupes immigrés, les désavantages se prolongent sur le long terme, au fil des générations. De qui s’agit-il ?

Certains groupes sont racialisés (Omi et Winant 1994), dans la mesure où ils se voient attribuer des caractéristiques essentialisées et statiques auxquelles est attachée une signification sociale infériorisante. Leur parcours d’incorporation est ainsi tributaire de l’ordre social des sociétés d’immigration. Celles-ci sont structurées non seulement par des clivages socio-économiques mais aussi par des hiérarchies ethniques et raciales, aux États-Unis (Chaudhary 2015) comme d’ailleurs en Suisse (Auer et al. 2018). Les descendants de groupes immigrés sont ainsi incorporés dans cette hiérarchie ethnique / raciale, avec toutes les conséquences en matière d’opportunités et de récompenses inégales, notamment sur le plan socio-économique.

L’étude de Telles et Ortiz (2008) sur quatre générations de descendants de Mexicains, Generations of exclusion, dévoile ce processus d’incorporation racialisée : ces générations voient leurs possibilités de mobilité sociale freinées, non pas à cause de leur assimilation insuffisante mais des discriminations dont ils sont l’objet parce qu’identifiés en termes raciaux négatifs. En conséquence, les parcours d’incorporation ne diffèrent pas beaucoup d’une génération à l’autre, consolidant ainsi une société divisée sur le plan racial.

Au travers du processus d’altérisation / racialisation, ces minorités rendent visibles des clivages inavoués dans la société d’immigration.

Rosita Fibbi, sociologue au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population à l’Université de Neuchâtel, a été cheffe de projet de recherche Discrimination as an obstacle to social cohesion dans le cadre du nccr – on the move.

Ces thématiques seront abordées lors des tables rondes d’expert·e·s qui se tiendront le 30 octobre prochain à Berne.

Références:

– Alba, Richard and Victor Nee (2003). Remaking the American Mainstream: Assimilation and Contemporary Immigration. Cambridge: Harvard University Press.
– Auer, Daniel et al. (2018). The Matching Hierarchies Model: Evidence from a Survey Experiment on Employers’ Hiring Intent Regarding Immigrant Applicants. International Migration Review Online First (May).
– Chaudhary, Ali R (2015). “Racialized Incorporation: The Effects of Race and Generational Status on Self‐Employment and Industry‐Sector Prestige in the United States”. International Migration Review 49(2): 318-354.
– Winant, Michael and Howard A. Omi. (1994). Racial Formation in the United States: 1960-1990 (Critical Social Thought Series). In. New York: Routledge.
Portes, Alejandro and Min Zhou (1993). The New Second Generation: Segmented Assimilation and Its Variants among post-1965 Immigrant Youth. Annals of the American Academy of Political and Social Science 530(1): 74-96.
– Portes, Alejandro and Ruben Rumbaut (Eds.) (2001). Legacies: The Story of the Immigrant Second Generation. Los Angeles and New York: University of California Press.
– Telles, Edward M and Vilma Ortiz (2008). Generations of exclusion: Mexican-Americans, assimilation, and race. New York: Russell Sage Foundation.
– Wirth, Louis (1945). The problem of minority groups, in Linton, Ralph (Ed.). The Science of Man in the World Crisis. New York : Columbia University Press.

* Remark: A group of people who, because of their physical or cultural characteristics, are singled out from the others in the society in which they live for differential and unequal treatment and who therefore regard themselves as objects of collective discrimination ». La définition de Wirth est le produit de son analyse des rapports entre américains blancs et noirs.

Print Friendly, PDF & Email

1 Comment

Levy 21.10.2019

Réaction au blog de Rosita Fibbi sur les « minorités visibles » de René Levy, professeur émérite de l’Université de Lausanne:

C’est vraiment un concept utile, la visibilité me paraît depuis toujours une des conditions importantes (parmi plusieurs, la plus importante restant probablement la faiblesse en termes de pouvoir) pour qu’une catégorie sociale se fasse discriminer. On pourrait ajouter que les stratégies de discrimination peuvent chercher à manipuler cette visibilité, les juifs ne sont pas le seul cas qu’on peut citer comme exemple (imposition d’un code vestimentaire qui les singularisait, imposition d’un lieu d’habitation, ou plus tard la fameuse étoile jaune). Les patronymes peuvent aussi être instrumentalisés par ces stratégies, en Suisse peut-être un peu plus difficilement avec les noms à consonance italienne parce qu’ils ne distinguent pas entre les Tessinois et les Italiens (même en Xe génération d’immigration), mais ça marche quand-même quelque peu dans leur cas, me semble-t-il, et évidemment mieux dans des cas d’emblée plus « étrangers » comme les noms turcs, balkaniques ou autrement voyants. Tu reprends à cet égard le terme de racialisation. La couleur de la peau ou d’autres marqueurs faciles à repérer (on peut p.ex. penser aux handicaps physiques et d’autres caractéristiques corporelles) sont particulièrement « pratiques » en la matière, mais probablement la visibilité à elle seule ne suffit pas (sinon, pourquoi pas discriminer les porteurs de lunettes (un écrivain allemand a écrit un persiflage sur cette idée, je ne me souviens plus qui c’était). Ce qui « aide » surtout, c’est l’existence d’une histoire de discrimination, et pour le début d’une telle histoire probablement la désignation à la vindicte d’une catégorie sociale bien identifiable par des autorités. Encore un autre critère au moins probable : la minorité en question ne doit pas être trop petite ou trop peu en vue pour, en quelque sorte, « valoir la peine » d’être discriminée (en tous cas dans la perspective d’un détournement de tensions sociales).
Une autre composante du othering qui ne devrait pas être cachée par le concept de visibilité est la catégorialisation, c’est à dire la désindividualisation qui vise à faire de l’appartenance à la catégorie discriminée un statut maître qui compte plus que les autres critères d’évaluation sociale et l’emporte ainsi dans la perception et dans les interactions quotidiennes en servant quasiment de prisme généralisé.

Reply to this comment