Racisme et racialisation – mettre en mots la discrimination raciale

28.03.2019 , in ((Bodies and Spaces in Times of Crisis, Discrimination)) , ((No Comments))

Le choix des mots représente un enjeu capital dans la prise en considération de phénomènes sociaux tels que le racisme. Le fait que les termes étymologiquement liés à la « race » soient souvent négligés dans la lutte contre le racisme et les analyses des inégalités est loin d’être anodin. Assimiler le racisme à la migration dépolitise les études scientifiques qui y sont consacrées. Mais surtout, cet amalgame nie le racisme en tant que problème structurel inhérent à la blanchité comme système idéologique dominant en Suisse.

Je n’ai pas pu choisir comme mot-clé pour le présent billet « racialisation », ou des concepts proches, car aucun n’apparaissait dans la liste proposée. Loin d’être anodin, ce constat mérite que l’on s’arrête sur les manières dont les discriminations racistes sont appréhendées en Suisse, et ce que ce traitement révèle des processus d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre dans notre société. Processus d’altérisation, le racisme structurel investit certaines parties du corps, telles que la couleur de la peau, la couleur et la texture des cheveux (Heini 2018) qui deviennent des marqueurs sociaux de différence (Ndiaye 2006).

Mettre en mots les faits sociaux tels que le racisme est l’un des enjeux des sciences sociales, qui est éminemment lié à des rapports de pouvoir. Nommer comme taire peuvent attester de ces derniers, en entraînant des effets de normalisation, de visibilisation ou d’invisibilisation qui démontrent la dimension politique des savoirs scientifiques (Cefaï 1996). Des deux côtés de la Sarine, les mots étymologiquement liés à la notion de « race » sont ainsi tabouisés, un évitement terminologique basé d’une part sur l’inexistence biologique des races humaines, et d’autre part sur celle du poids du traumatisme collectif de l’holocauste dans notre histoire (Cretton 2018). Or ce qui est tabou est porteur de pouvoir – ce n’est pas autre chose qu’affirme Guillaumin en parlant des régimes d’exclusion et de violence générés par les « avatars de la race » (Guillaumin 1981) ; ou Balibar lorsqu’il dénonce la dimension infiniment sournoise du « racisme sans races » (Balibar 2007).

Éviter le champ sémantique de la « race » n’est pas suffisant pour éradiquer les effets structurels des hiérarchies racisées, ne serait-ce que parce que le terme même nous accompagne dans des textes légaux dénonçant le racisme : citons par exemple la Convention internationale des droits des enfants, présentée le 20.11 dernier dans des classes romandes à l’occasion de la journée internationale des droits des enfants, et dont l’article 2 stipule que « Les Etats […] s’engagent […] à garantir [ces droits] à tout enfant […] indépendamment de toute considération de race […] ». Et notre constitution fédérale mentionne dans son chapitre sur l’égalité (8) : « Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race […] ».

De par sa mention en tant que potentiel socle de discrimination, et de sa présence historique, la race existe en tant que mécanisme social d’exclusion, Mais sa mention, dans la constitution, à la suite de « l’origine » souligne une autre spécificité de la manière dont le problème social du racisme est construit : le lien à la migration. Cette analogie est si puissante en Suisse qu’elle superpose migration et personnes racisées, notamment en imputant la lutte contre le racisme aux organismes qui s’occupent « des étrangers », que cela soit au niveau communal (citons par exemple les missions du Bureau lausannois pour l’intégration des étrangers) ou au niveau cantonal : ainsi le service neuchâtelois de la cohésion multiculturelle est chargé tant de la coordination de la politique d’intégration interculturelle que de la prévention et de la lutte contre le racisme, tout comme le BIE genevois et en Valais, où les discriminations racistes relèvent des tâches « d’intégration ». Quant à elle, la commission fédérale contre le racisme travaille conjointement sur intégration et racisme, et celle pour les migrations amalgame « binationalité » et « migration » – renvoyant inéluctablement les enfants d’un parent suisse à l’ailleurs fantasmé véhiculé par le terme de migration.

Réduire le racisme à une question de migration est l’un des plus puissants biais de blanchiment de la Suisse : affirmer que le racisme est affaire de migrants* la blanchit en l’innocentant doublement – le racisme ne « nous » concerne qu’indirectement car il touche ces autres que sont les migrants, et, de plus, « nous » menons des actions à son encontre. Or le racisme n’est pas provoqué par la présence de personnes altérisée, mais bien constitutif d’un système de distribution asymétriques des privilèges et ressources étatiques (Lavanchy 2019). Cet amalgame blanchit aussi la Suisse de manière idéologique, puisqu’il permet d’affirmer que les personnes racisées viennent « d’ailleurs ». La blanchité est un système idéologique qui nécessite de produire activement le blanc comme supérieur, invisible, universel, en l’opposant dans un système de bicatégorisation exclusive à ce qui pourrait le noircir. La blanchité n’est donc pas une qualité chromatique mais une idéologie relationnelle qui requière un travail constant d’exclusion et de marginalisation pour légitimer les privilèges qui y sont attachés (Lavanchy 2013, Lavanchy 2015).

* L’absence de langage épicène reflète les dénominations officielles des services dédiés aux « étrangers », dont certains sont listés ci-dessus.

Anne Lavanchy est Professeure à la Haute école en travail social, HES-SO Genève.

Références:

BALIBAR, E. 2007. Le retour de la race. Mouvements, 2, 162-171.
CEFAÏ, D. 1996. La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques. Réseaux. Communication – Technologie – Société, 14, 43-66.
CRETTON, V. 2018. Performing whiteness: racism, skin colour, and identity in Western Switzerland. Ethnic and Racial Studies.
GUILLAUMIN, C. 1981. « Je sais bien mais quand même » ou les avatars de la notion de race. Le Genre humain, 1, 55-64.
HEINI, C. 2018. Transitions capillaires. Le processus décisionnel du ‘retour au naturel’ au regard des trajectoires de vie de dix femmes afro-descendantes suisses romandes. MA Thesis.
LAVANCHY, A. 2013. L’amour aux services de l’état civil: régulations institutionnelles de l’intimité et fabrique de la ressemblance nationale en Suisse. Migration sociétés, 25, 61-94.
LAVANCHY, A. 2015. Glimpses into the hearts of whiteness: How intimacy institutions give shape to the desirable nationals in Switzerland. In: PURTSCHERT, P. & FISCHER-TINÉ, H. (eds.) Colonial Switzerland. Rethinking Colonialism from the Margins. London et al.: Palgrave Macmillan.
LAVANCHY, A. 2019. Taire la race pour produire une société incolore ? Les contours du régime racial en Suisse. Sociologie et Sociétés, Sociologies de la race et du racisme.
NDIAYE, P. 2006. Questions de couleur : histoire, idéologie et pratiques du colorisme. In: FASSIN, D. & FASSIN, E. (eds.) De la question social à la question raciale? Représenter la société française. Paris: La Découverte.

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