L’urgence, l’endiguement et le tri : quarante ans de politiques d’asile en Suisse et en Europe
Près de quarante ans après l’entrée en vigueur de la première loi suisse sur l’asile, cette série de blogs se penche sur certains des enjeux passés et présents des politiques d’asile menées en Suisse et en Europe. Ce billet introductif revient brièvement sur trois bouleversements importants survenus dans les années 1980 qui forment aujourd’hui encore la base du « problème de l’asile », tel que défini dans le débat public contemporain, puis introduit les billets à venir.
Le 5 octobre 1979, le parlement adopte la loi sur l’asile à une quasi-unanimité autour de l’idée de « concrétiser juridiquement la tradition suisse de l’asile ». Plus de quarante ans plus tard, la loi a été révisée plus d’une dizaine de fois et le domaine de l’asile est devenu le théâtre d’affrontements politiques particulièrement virulents. Comment expliquer cette évolution également observée dans une dizaine de pays européens ?
Bouleversements dans le domaine de l’asile à partir des années 1980
Quelques années après l’adoption de la loi sur l’asile, les modalités particulières d’application de la Convention de Genève ayant prévalu durant toute la guerre froide en Europe ont été remises en question par une série de bouleversements qui forment aujourd’hui encore la base du « problème de l’asile », tel que défini dans les débats politique et médiatique contemporains. En particulier, trois transformations ont marqué une rupture majeure par rapport à la période précédente.
La première de ces transformations apparaît de la façon la plus évidente : l’augmentation des demandes d’asile à partir du milieu des années 1980, illustrée par la figure ci-dessous présentant les chiffres des dix pays européens les plus concernés par le phénomène[1]. Mais au-delà même de l’augmentation du nombre de demandes d’asile, les principaux pays de destination européens ont été surpris par leur oscillation importante et leur caractère imprévisible.
Nombre de demandes d’asiles déposées dans 10 pays européens 1983-2018
Sources : Piguet/UNHCR/EUROSTAT
Ces variations constantes résultent d’un autre bouleversement survenu durant cette période : la transformation des modalités d’accès au territoire européen. La période de la guerre froide était caractérisée par un accueil largement décidé et orchestré par les gouvernements des pays occidentaux à travers les activités poursuivies par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), consistant à octroyer le statut de réfugié·e à un nombre défini de personnes et à organiser leur réinstallation depuis les régions proches des zones de fuite. Depuis les années 1980, ces programmes ont été massivement supplantés par une arrivée « spontanée » de personnes en fuite contraintes de franchir les frontières de manière irrégulière pour demander l’asile sur le territoire des États européens.
La diminution massive des voies d’accès légales au territoire européen est liée à un troisième bouleversement : la diversification des États et des régions de provenance des demandeurs et demandeuses d’asile. À l’exception des réfugié·e·s fuyant les conflits des Balkans durant les années 1990, les personnes en quête de protection accédant au territoire européen sont en grande majorité originaires de pays dits « du Sud ». Par ailleurs, ces personnes « racialisées » dans le discours public présentent des motifs d’exil n’ayant pas le même attrait géopolitique que la fuite devant un régime communiste typique de la période de la guerre froide.
L’urgence, l’endiguement et le tri : les trois logiques des politiques d’asile
Dans ce contexte, les politiques d’asile suisses et européennes ont été dictées par trois logiques. La première est une logique de l’urgence. Elle s’exprime à travers un discours présentant le nombre des demandeurs·euses d’asile comme un défi « aux capacités de réception » de l’ É tat et trouve sa concrétisation juridique à travers une « frénésie législative » (Piguet, 2013) et une tendance bien documentée à recourir à une législation d’urgence restée toutefois largement symbolique.
Le discours et la législation d’urgence s’articulent avec une deuxième logique : celle de l’endiguement d’une mobilité désignée à différents degrés comme indésirable. Cette mobilité a été progressivement illégalisée à travers le développement d’un faisceau de mesures et de techniques destinées à prévenir, surveiller et canaliser l’arrivée des demandeurs·euses d’asile sur un territoire conçu comme l’expression matérielle et symbolique de l’ordre et de l’identité nationale.
Néanmoins, la logique de l’endiguement ne se base pas sur une fermeture totale à l’égard des flux d’asile en vertu d’une « tradition suisse de l’asile » et de l’adhésion de la Suisse à la Convention de 1951. Elle repose également sur une logique de tri entre la « bonne et la mauvaise circulation ». Cette logique est alimentée par un discours moral séparant les « vrais réfugiés » – désignés comme menacés dans leur intégrité physique – des « faux réfugiés » incarnant, à travers une rhétorique de l’abus, une figure menaçant l’intégrité fonctionnelle de la politique d’asile, pour les ressources et finances collectives, et plus généralement pour le système de contrôle migratoire élaboré par les autorités suisses.
Aperçu de la série de blogs
C’est précisément autour de cette rhétorique de l’abus que s’ouvre le billet de blog d’Anne-Cécile Leyvraz, Raphaël Rey, Damian Rosset et Robin Stünzi avec la présentation d’un livre tout juste paru dans la collection Seismo. Les éditeurs proposent une plongée dans cet ouvrage collectif et pluridisciplinaire analysant de façon approfondie les formes et les conséquences de l’usage de ce registre argumentatif. Puis Camilla Alberti retrace la trajectoire historique récente de l’imbrication des sphères publiques et privées dans le domaine de l’hébergement et de l’accueil des réfugié·e·s, une démarche qui permet de mieux saisir la privatisation en marche de la politique d’accueil.
Ensuite, deux contributions se penchent sur des questions actuelles de la politique suisse d’asile. Lea Hungerbühler analyse la mise en œuvre de la nouvelle procédure d’asile suisse en vigueur depuis mars 2019 dans la perspective des réfugié·e·s et de leurs représentants juridiques. Puis Raphaël Rey revient sur une série de durcissements à l’égard des demandeur·euse·s d’asile originaires d’Érythrée, le principal pays d’origine des personnes cherchant refuge en Suisse depuis une dizaine d’années.
La série de blogs fait également la part belle à une thématique attirant une attention croissante parmi les chercheurs et chercheuses, à savoir le traitement des motifs d’asile fondés sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Alors que Mathis Schnell décrit son traitement discursif et politique dans le cas suisse, Mengia Tschalaer se penche sur le traitement juridique des personnes LGBT en Allemagne.
Enfin, une analyse originale des effets des politiques d’asile mises en place dans l’espace Schengen sur les personnes rejetées par ce régime fait partie des contributions de la série. Anna Wyss montre les effets pervers du système de Dublin, qui pousse les personnes au statut juridique précaire à se déplacer constamment à travers les pays européens. Mais si le règlement de Dublin est appelé à disparaître, les logiques de l’urgence, de l’endiguement et du tri qui ont présidé à son développement sont loin d’avoir dit leur dernier mot.
Dr. Robin Stünzi, scientific officer au sein du nccr-on the move, est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la notion de sécurité dans les politiques d’asile suisses.
Références:
– Leyvraz, Anne-Cécile, Raphaël Rey, Damian Rosset et Robin Stünzi (2020). Asile et abus. Regards pluridisciplinaires sur un discours dominant. Seismo.
– Piguet, Etienne (2013). L’immigration en Suisse : soixante ans d’entrouverture, Le Savoir suisse, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, (2e éd. revue et mise à jour).
– Wyss, Anna (2019). « Stuck in Mobility? Interrupted Journeys of Migrants With Precarious Legal Status in Europe », Journal of Immigrant & Refugee Studies, 17(1), pp. 77–93.
[1] Il s’agit de l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, la Grande-Bretagne, la Norvège, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse.