La privatisation de l’accueil des réfugié·e·s en Suisse, entre continuités et ruptures
L’imbrication des sphères publiques et privées dans le domaine de l’hébergement et de l’accueil des réfugié·e·s en Suisse est une configuration de gouvernement à la fois banale dans ses principes et spécifique dans ses modalités. La gouvernance de l’asile s’est transformée au fil du temps, en fonction de la renégociation constante du dosage entre public et privé, mais aussi de la répartition des responsabilités entre la Confédération et les cantons. L’étude de sa trajectoire historique permet dès lors de mieux comprendre la privatisation actuelle de la politique d’accueil.
En Suisse, l’implication d’acteurs privés dans le domaine de l’hébergement, de l’accueil et de l’assistance des personnes relevant du domaine de l’asile (ci-après, politique d’accueil) est un phénomène ancien : l’enchevêtrement des sphères publique et privée remonte en effet au début du XXe siècle. Bien que l’octroi de l’aide sociale relevait alors en premier lieu des cantons, les œuvres d’entraide issues des milieux protestants, catholiques et ouvriers assumaient une grande partie des coûts et des responsabilités de l’accueil (Ludwig, 1957).
Après la Seconde Guerre mondiale, un « système de collaboration » (ibid.) est établi entre différents acteurs : la Confédération, les cantons et les institutions privées ; ces dernières manquant de moyens face au grand nombre de réfugié·e·s à prendre en charge. S’insérant dans un dispositif national d’hébergement, la politique d’accueil est ainsi progressivement soutenue financièrement par les pouvoirs publics et devient une tâche étatique impliquant l’intervention de la Confédération et des cantons. Néanmoins, sur la base du système de collaboration mis en place, les institutions d’aide suisses, regroupées au sein de l’Office central suisse d’aide aux réfugiés (aujourd’hui, OSAR), restent responsables de « l’assistance sociale et morale des réfugiés » (ibid.) afin de poursuivre « la collaboration étroite qui existe entre l’aide privée et l’aide publique » (FF 1977 II 138).
Cette configuration de gouvernement est par la suite entérinée dans la première loi sur l’asile de 1979, qui prévoit la possibilité de déléguer les tâches d’accueil, en tout ou en partie, aux œuvres d’entraide reconnues, à savoir les « organisations d’aide qui poursuivent des buts purement humanitaires, qui démontrent qu’elles tiennent une comptabilité correcte et dont les activités sont d’intérêt général » (FF 1977 II 139). L’art. 80 LAsi, dans sa nouvelle mouture du 16 décembre 2005, prévoit ainsi que les cantons et la Confédération, selon le lieu de résidence de la personne concernée par l’asile, peuvent déléguer à des tiers tout ou partie des tâches relatives à la politique d’accueil, « notamment aux œuvres d’entraide autorisées ».
La nouvelle dynamique de privatisation
Toutefois, l’étatisation progressive de la politique d’accueil s’inscrit en réalité dans une trajectoire qui, depuis les années 2000, se caractérise par une (nouvelle) dynamique de privatisation. Banale dans ses principes, la dynamique actuelle présente en effet des spécificités et rompt avec les modalités de gouvernement qui prévalaient auparavant. Elle s’articule autour de trois axes interdépendants et mutuellement constitutifs, que j’esquisse dans ce qui suit.
Premièrement, la délégation de l’accueil au secteur privé est davantage institutionnalisée. L’externalisation de cette tâche régalienne s’effectue désormais dans le cadre de contrats de prestations, souvent contraignants, qui lient les autorités fédérales ou cantonales aux organismes privés. Les appels d’offres de plus en plus nombreux participent par ailleurs à la création d’une économie de l’accueil – et plus largement de l’asile – engendrée par la marchandisation et par une concurrence institutionnelle accrue dans ce champ.
Deuxièmement, la diversification des acteurs privés dans l’implémentation de la politique d’accueil, en particulier l’expansion des organisations à but lucratif qui ne poursuivent pas des « buts purement humanitaires » et « l’intérêt général », comme indiqué en 1977. Ainsi, depuis les années 1990, les autorités suisses délèguent la gestion de nombreux centres d’hébergement fédéraux et cantonaux à la société privée ORS Service AG.
Troisièmement, sous l’influence des idées issues de la nouvelle gestion publique, la primauté de l’entreprise privée comme modèle de « normalité » organisationnelle se traduit par l’utilisation accrue d’instruments managériaux dans la politique d’accueil. Le gouvernement par les normes et les indicateurs quantitatifs, ou encore la culture de l’audit – valorisés tant par la sphère publique que privée – contribue à transformer ce domaine en une question principalement (mais pas uniquement) technocratique et managériale.
Fragmentation de la gouvernance de l’accueil
Ainsi, l’analyse de la genèse de l’art. 80 LAsi qui réglemente désormais « qui fait quoi » dans le domaine de l’accueil des demandeur·se·s d’asile, nous enseigne que, pour appréhender et comprendre la dynamique de privatisation de l’accueil en Suisse, et plus largement les transformations en cours dans la gouvernance de l’asile, il est nécessaire de restituer son historicité, tout en mettant en lumière ses configurations actuelles et particulières.
Plus particulièrement, elle nous montre que parler de la privatisation de l’accueil n’indique pas le retrait de l’État face à la montée des acteurs privés, mais plutôt son redéploiement néolibéral par la restructuration des manières de comprendre et d’agir dans le domaine de l’asile. En effet, la spécificité de la dynamique actuelle réside dans l’envahissement de la politique d’accueil par des normes dites « privées ». Désormais, la gouvernance de l’accueil se caractérise par la diversification et la diffusion d’acteurs, de rationalités et d’instruments issus de la sphère privée, mais aussi par une séparation entre tâches décisionnelles et opérationnelles. De la sorte, les processus de délégation et de contractualisation contribuent à la multiplication – et donc à la fragmentation, des espaces institutionnels et moraux et, plus largement, des responsabilités dans le domaine de l’accueil.
Camilla Alberti est doctorante FNS à l’Université de Neuchâtel. Elle termine une thèse qui traite de l’implication d’acteurs privés dans la mise en œuvre de la politique d’accueil en Suisse.
Références :
– Ludwig, C. (1957). La politique pratiquée par la Suisse à l’égard des réfugiés au cours des années 1933 à 1955 : rapport adressé au Conseil fédéral à l’intention des conseils législatifs. Bâle.
– « Message à l’appui d’une loi sur l’asile et d’un arrêté fédéral concernant une réserve à la convention relative au statut des réfugiés du 31 août 1977 », Feuille fédérale, no 41, vol. 3, octobre 1977.