Questionner la gestion migratoire en Suisse par le théâtre participatif

09.11.2021 , in ((Gestion migratoire)) , ((Pas de commentaires))
et

Les textes de cette série de blog sur la gestion migratoire ont été écrits dans le cadre d’un événement du Théâtre de la Connaissance qui s’est tenu à l’Université de Neuchâtel du 17 au 19 septembre 2021. Les participant·e·s étaient invité·e·s à se plonger dans une expérience immersive au cours de laquelle ils·elles jouaient le rôle de migrant·e·s confronté·e·s à l’administration d’un pays fictif – une manière inédite d’aborder ce thème complexe en mobilisant le corps, les émotions et l’intellect.

Depuis le début du XXe siècle, la Suisse est devenue un pays d’immigration. La proportion de la population étrangère résidant sur le territoire helvétique est aujourd’hui de 25 %, ce qui est bien plus que dans la plupart des autres pays européens. Néanmoins, la Suisse se caractérise également par une politique d’admission particulièrement restrictive pour les ressortissant·e·s non-européen.ne·s qui s’inscrit depuis le milieu des années 1960 dans une longue série de mesures visant à limiter l’immigration. Ainsi, les conditions d’entrée en Suisse sont très variables et contribuent à structurer un système à plusieurs vitesses dans lequel certaines personnes étrangères disposent d’un large éventail de possibilités pour s’adapter à leur nouvel environnement tandis que d’autres sont limitées dans leurs options et se retrouvent dans des situations de vulnérabilité et de marginalité.

Mobiliser le corps et les émotions en plus de l’intellect

Avec l’événement de théâtre participatif « Bienvenue à Heimatland ! Saurez-vous trouver votre place ? », nous avons voulu engager un dialogue avec la population du canton afin de réfléchir ensemble à la manière dont la migration est gérée dans notre pays. Nous avons pour cela imaginé un pays, Heimatland, qui ne représente pas littéralement la Suisse, mais en propose plutôt un miroir fictionnel déformant. L’objectif n’était pas de mettre sur pied un spectacle, mais bien, au travers d’un jeu de rôles théâtral, d’induire un processus participatif expérimental qui mobilise le corps et les émotions, en plus de l’intellect.

Invité·e·s à incarner le rôle de migrant·e·s de différents statuts arrivant dans un pays inconnu, les participant·e·s devaient comprendre et gérer ce que l’on attendait d’eux et elles, formellement et implicitement, pour pouvoir espérer y rester. Ils·elles évoluaient au sein d’un environnement physique scénographié de manière à représenter les méandres des services de l’administration de ce pays fictif et étaient confronté·e·s à des fonctionnaires pas toujours complaisants, joués par des acteur·rice·s professionnel.le·s et amateur·rice·s. Dans un deuxième temps, un debriefing en petits groupes, suivi d’une discussion collective en présence de spécialistes de la migration, a permis aux participant·e·s de nourrir leur regard réflexif sur l’expérience. A l’issue de la soirée, ils et elles ont reçu une brochure pour prolonger la réflexion et décrypter plusieurs clés du jeu en dialogue avec des recherches scientifiques sur la gestion migratoire en Suisse.

Déstabiliser pour générer de nouveaux questionnements

A l’issue des représentations, nombreuses sont les personnes qui nous ont dit que la dimension émotionnelle de l’expérience immersive résonnait avec leur vécu de migrant·e ou qu’elle les aidait à aborder le thème de la gestion migratoire autrement et qu’elle leur donnait envie d’en savoir plus. Lors des représentations, la discussion critique avec les spécialistes était à chaque fois vivante et animée, démontrant ainsi l’intérêt du public et le potentiel de notre dispositif à engager un dialogue citoyen.

Notre structure en trois temps – jeu de rôle théâtral immersif, débriefing et discussion participative en présence de spécialistes – a particulièrement bien fonctionné pour susciter une expérience qui déstabilise et engendre de nouveaux questionnements. Comme l’écrit le journaliste Frédéric Mérat, auteur d’un article sur notre événement paru dans Arcinfo, « Le parcours s’avérera à la fois perturbant et instructif. L’absurdité de certaines situations prêtera parfois à sourire. Sans plus, car la mécanique est implacable. […] Je suis pour ma part ressorti de ce pays fictif un peu moulu, mais plus lucide. »

Vivre la complexité du système pour s’interroger sur ses limites

Si la migration en Suisse reste un sujet sensible et controversé, notre événement visait avant tout à rappeler qu’au-delà des catégories légales et administratives, c’est dans le cadre d’interactions concrètes entre fonctionnaires et migrant·e·s que la loi s’applique. Ces interactions impliquent un rapport de pouvoir déséquilibré du fait du statut juridique des personnes étrangères, mais elles mettent aussi en jeu les émotions, sensibilités et vulnérabilités de tous les protagonistes. Si une marge de manœuvre existe tant du côté des migrant·e·s que de celui des fonctionnaires pour influencer les processus en cours, tous et toutes sont néanmoins contraints par le système migratoire en vigueur tel qu’il a été mis en place par le corps politique et approuvé par la population en votation. En vivant pour un temps l’expérience d’une personne migrante dans un tel système, nous espérons que les participant·e·s auront pu aborder sous un angle nouveau sa complexité et s’interroger sur ses limites.

Laure Sandoz est postdoctorante au nccr – on the move dans le cadre du projet Migrant Entrepreneurship: Mapping Cross-Border Mobilities and Exploring the Role of Spatial Mobility Capital

Nicolas Yazgi est ethnologue et muséologue de formation, spécialiste de littérature orale et d’expographie, il a enseigné à l’Universités de Neuchâtel et se dédie à sa pratique de consultant créatif en free-lance, notamment comme auteur, dramaturge, curateur, concepteur et directeur de projets.

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