76 000 sans-papiers en Suisse. Une chance pour l’économie suisse ?
Le récent rapport du SEM rappelant la présence en Suisse d’environ 76 000 sans-papiers invite à s’interroger sur les causes de ce phénomène. En particulier, l’inadéquation entre des politiques migratoires, orientées sur les migrants hautement qualifiés, et un marché du travail requérant de la main-d’œuvre faiblement rémunérée, est certainement l’une des raisons majeures expliquant la permanence des sans-papiers.
Une récente étude réalisée sur mandat du SEM par l’institut « Volkswirtschaftliche Beratung AG Basel » (B,S,S.) en collaboration avec des équipes participant au « nccr – on the move » a permis de chiffrer le nombre des sans-papiers en Suisse à 76 000, une estimation en légère diminution par rapport à celles du début des années 2000. Près de 90% de cette population, issue majoritairement des pays d’Amérique latine et des Balkans, exerce une activité rémunérée en Suisse sans permis de séjour valable. La majorité de ces personnes sont faiblement qualifiées, et vivent dans les grands centres économiques de la Suisse.
Une vie dans la précarité et la marginalisation
La contribution exacte de ces personnes à l’économie est mal connue, puisque cette population échappe à toute mesure précise. Cependant, le rapport du SEM documente que la majorité des sans-papiers exerce des activités faiblement rémunérées, précaires, et de courte durée. Flexible sur le marché du travail, cette population est cependant exposée à des exigences professionnelles pour le moins discutables, parfois même condamnables.
Evidemment, à la précarité du statut de séjour et des conditions professionnelles s’ajoutent les craintes d’être renvoyé ou dénoncé, et le risque de se retrouver dans des situations complexes en cas de maladie ou d’accident, rendant les conditions de séjour éprouvantes. En outre, la clandestinité rend extrêmement complexe l’intégration à la population d’accueil et, lorsqu’elle s’inscrit dans la durée, conduit la plupart du temps à une marginalisation. En outre, les conditions professionnelles auxquelles cette population est soumise ne lui permettent généralement pas de se constituer une prévoyance vieillesse, d’où un risque de précarisation en fin de vie.
Pour ces raisons, un large consensus s’observe autour de l’idée de mettre fin au phénomène – avec des remèdes qui varient entre la régularisation du statut de séjour pour les sans-papiers vivant en Suisse ou la répression accrue. Et pourtant, malgré ce consensus, le phénomène perdure.
Indispensable au marché de travail
L’explication du statu quo est certainement à lier aux caractéristiques de l’économie. D’un point de vue du marché du travail, ces personnes sont en effet indispensables à différents secteurs de l’économie, et principalement aux petites entreprises ou particuliers n’ayant pas la possibilité de recourir à de la main-d’œuvre avec un permis de séjour : soit faute de candidats à des travaux souvent limités dans la durée ou soit à faible taux horaire d’activité – mais toujours extrêmement utiles. Sur les chantiers, dans l’agriculture et dans les restaurants, la population sans-papiers contribue à des tâches délaissées par les Suisses et progressivement par les Européens. Lorsqu’il s’agit du travail domestique, de soins des parents âgés et malades ou de garde des enfants, cette main-d’œuvre permet aux femmes, qui traditionnellement effectuent les tâches éducationnelles et de soins, de rester ou de retourner sur le marché du travail.
Les centres économiques mondiaux hautement spécialisés ont connu une segmentation progressive du marché du travail, avec des postes à responsabilités occupés par les natifs et certains migrants hautement qualifiés, et d’autres postes faiblement rémunérés, dans le domaine des services, délaissés par les natifs. Cette situation, qui concerne aussi les grandes villes suisses, crée un appel de migrants prêts à effectuer des tâches faiblement valorisées, migrants qui se trouvent généralement dans un bassin d’emplois hors UE.
Quoi faire : les défis pour les politiques migratoires
Ainsi, malgré la libre circulation des personnes, le phénomène des sans-papiers est maintenu par la structure de l’économie moderne et par l’augmentation rapide des qualifications professionnelle des natifs et des Européens. Les politiques migratoires n’ont désormais pas d’autre choix que de tenir compte de cette situation, comme c’est le cas dans un nombre croissant de pays (SOPEMI, OECD, 2008). Dans le cas contraire, le travail clandestin émerge avec dans sa foulée toute une série de risques et d’abus.
Concrètement, les politiques migratoires devraient laisser quelques opportunités pour des travailleurs faiblement qualifiés en provenance du reste du Monde, pour encadrer le phénomène plutôt que de subir. Une telle ouverture paraît, compte tenu de la situation économique et des ressources de la Suisse, plus efficace qu’une répression des individus exerçant des activités sans autorisation de séjour.
Philippe Wanner
Vice-directeur et chef de projet, nccr – on the move, Université de Genève