Financement de l’UNRWA : quels sont les enjeux d’une suspension des versements suisses ?

19.12.2024 , in ((Politique)) , ((Pas de commentaires))
, et

La Conseil National a fait la une des journaux en septembre 2024 en votant pour la suspension des versements suisses à l’agence de l’ONU pour les réfugié·es palestinien·nes, l’UNRWA. Un mois plus tard, la Knesset israélienne a adopté deux lois visant à compromettre les activités de l’UNRWA en territoires palestiniens et en Cisjordanie à compter de janvier 2025. Alors que le Conseil des Etats doit encore confirmer ou rejeter les motions proposées, la suspension du financement de l’UNRWA à ce moment critique affaiblirait non seulement les finances de l’agence, mais porterait également atteinte à sa légitimité.

En octobre 2024, la Knesset (parlement israélien) a approuvé à une quasi-unanimité deux lois prohibant à l’UNRWA d’opérer sur le territoire souverain israélien et interdisant également aux autorités israéliennes d’avoir quelconque interaction avec l’agence de l’ONU. Malgré le tollé international suscité par les conséquences humanitaires potentiellement désastreuses pour les Gazaouis, le Premier ministre israélien a depuis lors réaffirmé sa volonté de mettre en œuvre ces lois, dont l’entrée en vigueur est prévue pour début 2025.

En septembre, le Conseil national a également adopté trois motions relatives à cette agence de l’ONU : une visant à suspendre immédiatement les contributions à l’UNRWA par la Suisse, une deuxième demandant la réforme de l’aide aux réfugiés palestiniens et une troisième visant à réaffecter les fonds prévus pour l’UNRWA afin qu’ils atteignent directement la population à Gaza.

Ces décisions parlementaires interviennent suite à la diffusion auprès de média internationaux d’un rapport des services de renseignements israéliens qui suggère que certains employés de l’UNRWA auraient été impliqués dans les attaques terroristes du 7 octobre, et qu’environ 10 % des membres du personnel avaient des liens avec le Hamas. En réponse, les principaux pays donateurs, tels que les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, avaient temporairement suspendu leurs contributions.

Une commission d’enquête indépendante et commandée par le secrétaire général des Nations unies a reconnu dans son rapport que l’UNRWA a mis en place des politiques et des procédures pour garantir sa neutralité, même si des problèmes persistent.

Une enquête interne a ainsi révélé que dans neuf cas, des employés de l’UNRWA avaient été renvoyés, car ils “pourraient avoir été impliqués” dans les attaques. Toutefois, aucune de ces enquêtes n’a prouvé l’implication directe des membres de l’UNRWA dans les attaques du 7 octobre ni n’a étayé les allégations d’un lien généralisé entre l’UNRWA et le Hamas. En réponse à ces conclusions, tous les Etats donateurs, à l’exception des Etats-Unis, ont repris leurs donations.

Alors que la décision finale de l’Assemblée fédérale sur le désengagement de l’UNRWA reste en suspens, la commission parlementaire du Conseil des Etats vient de reporter son vote sur la question, citant les décisions récentes du parlement israélien et la nécessité d’auditionner les acteurs concernés avant de prendre une décision. Le Parlement doit donc encore décider s’il souhaite s’aligner avec l’objectif israélien de mettre un terme aux activités de l’UNRWA ou sur la reprise des versements en sa faveur, à l’instar d’autres démocraties européennes. La date du vote final du Parlement suisse est désormais incertaine, notamment puisque l’agence pourrait cesser ses activités en janvier 2025 si les lois israéliennes sont effectivement mises en oeuvre. Mais quelles seraient les implications d’une suspension des contributions suisses à l’UNRWA ?

Conséquences financières

La conséquence immédiate de la suppression des fonds suisses serait d’ordre financier. L’UNRWA s’appuie sur une structure de financement très sensible aux changements de politique des Etats donateurs et à la perception de l’opinion publique. En effet, le budget de l’agence dépend presque entièrement de contributions volontaires des Etats (à hauteur de 95 % en 2022), dont plus de la moitié est renouvelée d’une année à l’autre. Ce système de financement explique pourquoi, après le retrait de plusieurs pays donateurs au début de l’année, l’agence avait déclaré qu’elle devrait cesser ses activités dans un délai d’un mois.

La Suisse a toujours été un important contributeur à l’UNRWA. Depuis les années 1950, la Confédération contribue annuellement au budget de l’agence, en reconnaissance du rôle humanitaire qu’elle joue dans la région. De 1990 à 2022, les contributions suisses représentent en moyenne 2,5 % du total des contributions étatiques, atteignant environ 25 millions de dollars américains en 2022. En conséquence, la Suisse est le 10e pays donateur dans le monde si l’on considère la somme des versements depuis 1990, devant des pays comme la France, l’Espagne et l’Italie.

Figure 1: Total des contributions à l’UNRWA (les 20 plus grands donateurs, 1990-2022)

Figure: Alix d’Agostino, DeFacto · Données: collecte des auteur·es
Figure 2: Contributions étatiques par année: USA, Suisse et autres pays donateurs

Figure: Alix d’Agostino, DeFacto · Données: collecte des auteur·es

Si le Conseil des Etats confirme la décision de supprimer le financement suisse de l’UNRWA, l’effet immédiat consisterait en la réduction du budget de l’agence de 10 millions de francs suisses supplémentaires. Cependant, étant donné que le Parlement suisse est le premier à envisager une telle décision après le vote de la Knesset visant à abolir l’UNRWA dans la région, cela peut également être un signal pour les autres grands pays donateurs de suivre l’exemple suisse. La décision interviendrait à un moment d’autant plus critique que la future administration Trump, qui demeure le principal financeur de l’UNRWA, avait déjà mis un terme aux contributions américaines pour la période 2018-2020.

D’une crise de légitimité imminente à une menace existentielle

Indépendamment des conséquences financières, les motions parlementaires suisses remettent en question la légitimité générale de l’agence onusienne. Bien qu’elle ait été scrutée et critiquée, l’UNRWA a jusqu’à présent continué à se voir confier la protection des réfugié·es palestinien·nes, étant perçue comme l’unique acteur pouvant remplir ce mandat. Un vote de l’Assemblée fédérale en faveur de l’arrêt des versements à l’UNRWA et de la “réaffectation” des fonds mis à disposition pour d’autres organisations (10 millions de francs suisses) marquerait un changement de politique net.

L’approbation de ces motions n’est cependant pas sans risques pour la position et la réputation de la Suisse sur la scène internationale. Traditionnellement considérée comme un acteur humanitaire crédible et généreux, et avec un ressortissant suisse à la tête de l’UNRWA, la Confédération se placerait désormais comme un acteur de premier plan dans les efforts visant à suspendre le financement de l’agence, avec potentiellement seulement le futur gouvernement américain adoptant la même position. En outre, l’alternative proposée, à savoir remplacer l’UNRWA par un autre acteur tel que le Comité International de la Croix-Rouge ou l’agence des Nations Unies pour les réfugié·es (UNHCR) semble peu probable : ces deux organisations ont déjà déclaré à plusieurs reprises qu’elles n’étaient pas en mesure de se substituer à l’UNRWA dans cette région.

Quoi qu’il en soit, requérir qu’un autre acteur humanitaire remplace l’UNRWA n’est pas à la portée de la diplomatie suisse. Puisque l’agence a été créé et mandaté par l’assemblée générale de l’ONU, la révocation de son mandat nécessiterait un vote au sein de la même instance, où la Suisse pourrait faire face à des difficultés à trouver des alliés. Ainsi, une suspension unilatérale des versements suisses risquerait de priver les réfugié·es palestinien·nes d’une aide essentielle, car les solutions proposées semblent irréalistes et vont à l’encontre de l’avis de la communauté internationale. Par conséquent, la suppression du financement de l’UNRWA de cette manière porterait également atteinte à la tradition humanitaire de la Suisse et à son engagement historique en faveur du multilatéralisme.

Entre crises humanitaires et politiques

Compte tenu de la décision de la Knesset d’interdire ses opérations et de l’arrivée d’un président Trump qui a déjà prouvé son désengagement vis-à-vis du système onusien lors de son premier mandat, il est difficile de se rendre compte de ce que le maintien des financements suisses pour l’UNRWA signifierait en cette période de crise existentielle

Cependant, la suspension des versements à l’UNRWA par l’Assemblée fédérale affaiblirait certainement davantage la santé financière et la légitimité de l’agence, et contribuerait à un mouvement qui pourrait effectivement mettre un terme à la capacité opérationnelle de l’agence.

Cet article a été initialement publié par DeFacto le 2.12.2024 et adapté au format du blog du nccr – on the move.

Maud Bachelet est doctorante à l’Université de Genève et mène des recherches sur les aspects politiques du partage des charges dans l’UE.
Philipp Lutz est chercheur à l’Université de Genève et professeur assistant à la Vrije Universiteit Amsterdam. Il dirige le projet FNS Ambizione «Connecting Countries and Dividing People. The Politics of Burden-Sharing in European Migration Governance.» 
Frowin Rausis est post-doctorant à l’Université de Genève.

Les trois auteur·e·s sont des chercheurs·euses associé·e·s au projet nccr – on the move « The Impact of Crises on the Global Governance of Migration ».


Remarque:

Les données et les graphiques présentés dans cet article sont le résultat d’une collecte de données plus large par les auteur-es sur le financement des agences de l’ONU pour les réfugiés entre 1990 et 2022.

Références:

Rausis, F., Bachelet, M., & Lutz P. (2024). UN refugee agencies : vulnerable funding structures and a looming legitimacy crisis (Agences des Nations Unies pour les réfugiés : finances vulnérables et crise de légitimité imminente). Forced Migration Review.

Print Friendly, PDF & Email