Une intégration « réussie » ? La fabrique de l’intégration
En Suisse, l’obtention de la nationalité est régie par la Loi sur la nationalité (LN) depuis 1952. En près de 70 ans, l’interprétation de la citoyenneté a toutefois évolué. On est passé d’une période où l’obtention de la nationalité était perçue comme un moyen de faciliter l’intégration des personnes étrangères en Suisse à une conception inversée, où la personne doit d’abord faire la preuve qu’elle est intégrée pour obtenir la nationalité.
Dans la dernière formulation de la loi (entrée en vigueur en 2018), les conditions de naturalisation sont fixées par deux articles. L’article 11 décrit l’intégration comme l’un des critères matériels d’obtention de la nationalité ; l’article 12 spécifie les critères d’intégration : « une intégration réussie se manifeste en particulier par : (a) le respect de la sécurité et de l’ordre publics ; (b) le respect des valeurs de la Constitution ; (c) l’aptitude à communiquer au quotidien dans une langue nationale, à l’oral et à l’écrit ; (d) la participation à la vie économique ou l’acquisition d’une formation ; et (e) l’encouragement et le soutien de l’intégration du conjoint, du partenaire enregistré ou des enfants mineurs sur lesquels est exercée l’autorité parentale ». On peut donc noter que la maîtrise de la langue joue un rôle important, mais que ni la religion, ni la participation aux activités sociales et culturelles ne figurent explicitement parmi les critères d’intégration dans cet article de loi. Au niveau fédéral, « l’intégration réussie » est donc légalement définie avec des critères stricts ; les cantons et les communes ont cependant une certaine marge de liberté dans l’application de la loi.
Peut-on « réussir » son intégration ?
L’analyse approfondie d’une dizaine de dossiers de demandes de naturalisation dans le canton de Neuchâtel nous a permis de constater que le canton veille avant tout à ce que la personne soit économiquement indépendante, qu’elle se soit acquittée de ses impôts, et qu’elle n’ait pas fait l’objet de signalements suite à des infractions. Dans certains cas, des personnes ont été jugées peu intégrées parce qu’elles ont fréquemment changé d’emploi ou connu des périodes de chômage, qu’elles ont des impôts impayés, qu’elles sont « connues de la police » – par exemple pour des problèmes liés à la circulation routière ou de voisinage –, que leurs épouses portent le voile, ou encore qu’elles ne parlent pas assez bien la langue du canton (même si elles ont appris une autre langue nationale). Par ailleurs, la procédure d’obtention de la nationalité prévoit que des personnes de l’entourage soient consultées pour juger de l’intégration des candidat·e·s; dans notre recherche, des ami·e·s, des animateur·rice·s, des voisin·e·s estiment que la personne est « intégrée » si elle est sympathique, polie, ponctuelle, si elle se comporte « comme un·e Suisse », etc. Enfin, à Neuchâtel, des commissions communales examinent les candidat·e·s à la naturalisation avant de donner un préavis ; elles essayent ainsi de voir si la personne gagne sa vie, paie ses impôts, fait des efforts et se donne de la peine ; des critères de sympathie ou d’affinité entrent aussi en ligne de compte.
Une naturalisation, ça se paie
Les procédures de naturalisation sont longues (entre 18 mois pour une procédure simplifiée et 10 ans pour un dossier compliqué) et coûteuses (à Neuchâtel au minimum 1600 CHF pour une personne adulte). Pourtant, les personnes s’engagent dans cette procédure, et ce pour des raisons différentes. Certaines, nées en Suisse ou immigrées depuis longtemps, ont accompli leur formation en Suisse, y travaillent, y ont leurs ami·e·s, y ont fondé une famille ; elles se « sentent » suisses, et souhaitent la nationalité pour valider ce sentiment d’appartenance. D’autres désirent participer à la vie civique – voter, pouvoir contribuer à un pays qui leur a « beaucoup donné ». D’autres encore visent à stabiliser leur situation, voyager ou travailler plus facilement, etc. Toutefois, dans certains cas complexes, les étapes de la procédure se mêlent à la trajectoire de vie, et l’exigence de faire preuve d’une intégration « réussie » a mis les personnes en difficultés financières ou sociales ; une personne nous a ainsi dit que la procédure l’avait « désintégrée ».
Tania Zittoun est professeure à l’Institut de psychologie et éducation, à l’Université de Neuchâtel.
Pascal Mahon est professeur de droit constitutionnel suisse et comparé, à l’Université de Neuchâtel.
Anne Lavanchy est professeure HES-SO à la Haute école de travail social de Genève.
Flora Di Donato est professeure de philosophie du droit à l’Université de Naples – Federico II.
Ce texte se base sur un article publié dans une brochure accompagnant l’événement « Bienvenue à Heimatland ! » organisé par le Théâtre de la Connaissance qui s’inspire des recherches réalisées dans le cadre du nccr – on the move et de la MAPS sur le thème de la gestion migratoire.
Pour poursuivre la réflexion :
– Di Donato, F., Garros, E., Lavanchy, A., Mahon, P., et Zittoun, T. (2020). La fabrique de l’intégration. Lausanne : Antipodes.
– Labarthe, G. (2020). Les faiseurs de Suisses 2.0 – Face aux fonctionnaires, les candidats à la naturalisation peinent à faire valoir leurs parcours personnels, La Liberté, 27 octobre 2020.
– Emission radio en ligne : « L’intégration en Suisse », RTS, Tribu. 12 janvier 2021.