Des limites (im)perceptibles : l'(im)mobilité pendant la pandémie

03.10.2024 , in ((Crises and (Im)mobility Regimes)) , ((Pas de commentaires))
et

L’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE est entré en vigueur en juin 2002. Depuis, les Suisse·sse·s et les citoyen·ne·s de l’UE économiquement actif·ve·s peuvent se déplacer librement entre les frontières nationales. Lorsque la pandémie COVID-19 a éclaté, ces frontières ont été fermées pour la première fois après 18 ans et sont devenues à nouveau visibles et perceptibles. Comment cela a-t-il été vécu ? Une travailleuse migrante (im)mobilisée témoigne.

Ariane* a aujourd’hui la quarantaine. Elle a quitté le Portugal pour la première fois il y a un peu moins de 25 ans, pour travailler dans la blanchisserie d’un hôtel du Haut-Valais. Elle est restée fidèle à la région et à l’hôtellerie pendant près de 20 ans. En revanche, elle a régulièrement changé d’entreprise dans l’espoir d’obtenir de meilleures conditions de travail. Pour des raisons privées – qu’elle n’a pas souhaité aborder plus en détail dans l’interview – elle a décidé de retourner au Portugal en avril 2020. Son retour a coïncidé avec la pandémie COVID-19. En suivant l’expérience d’Ariane, ce blog établit une chronologie d'(im)mobilité et décrit des déplacements de frontières durant cette crise sanitaire internationale.

Avril 2020 : Mobilité internationale (I)

Ariane a démissionné pour la fin avril 2020 et a réservé un vol pour le Portugal. Avec l’éclatement de la pandémie, des confinements ont été annoncés, des vols annulés, et les frontières fermées. Pour pouvoir se rendre au Portugal dans ce contexte, elle a demandé à son employeur de pouvoir partir plus tôt. Ainsi, à la mi-avril, elle a pris l’un des derniers vols entre la Suisse et le Portugal. Après ce voyage, elle n’a pas été libre de ses mouvements : « J’ai été isolée pendant 15 jours, seule dans un hôtel. Pas chez moi, car je ne pouvais pas rentrer chez moi. 15 jours ! » Les limites de ses mouvements ont ainsi été restreintes, passant d’un niveau international à un niveau local : les quatre murs de sa chambre d’hôtel.

Avril 2020-Novembre 2021 : (Im)mobilité interrégionale au Portugal

Après la quarantaine, Ariane s’est rendue dans la ville où elle a grandi et où vit sa famille. C’est là qu’elle a ouvert son restaurant en été, après la première vague d’infection : « Quand je suis arrivée au Portugal, j’ai réfléchi à ce que je voulais faire comme métier. J’ai décidé d’ouvrir un restaurant. Ce n’était pas facile, mais je pouvais travailler et ne pas rester à la maison. »

Pour Ariane, pouvoir travailler et quitter la maison a été un élément central de son expérience de la pandémie. Au Portugal, outre la mobilité internationale, la mobilité interrégionale a également été limitée. À certaines périodes, ces restrictions ont même été étendues aux frontières des quartiers (Cairns & Clemente, 2023). Les exceptions à ces restrictions n’ont été faites uniquement pour des raisons économiques. En raison de son activité professionnelle, Ariane a pu demander une autorisation qui lui permettait de se rendre de son quartier résidentiel à son quartier où le restaurant se trouvait.

Les conditions du logement d’Ariane ont également été déterminantes dans son vécu de la pandémie. Elle vivait avec sa mère et sa fille dans une maison, ce qui lui permettait de voir régulièrement sa famille. Une autre configuration aurait été « douloureuse ».

Novembre 2021 : Mobilité internationale (II)

L’activité professionnelle d’Ariane est restée stable au fil des mois et ce malgré des vagues d’infections récurrentes. Elle ouvrait son restaurant du lundi au samedi et a adapté son activité selon les mesures sanitaires en vigueur en adoptant un service Take-Away et en « servant au porte-à-porte ».

Cependant, la semaine de six jours ainsi que les longues journées de travail lui pesaient de plus en plus. Combinées à sa situation financière, cela l’a poussée à retourner en Suisse en novembre 2021 : « Je travaillais de nombreuses heures, je n’avais congé que le dimanche, mais à la fin du mois, cet engagement ne portait pas ses fruits. Je travaillais pour financer mes frais fixes. Je ne pouvais rien économiser. » Alors, quand une ancienne employeuse l’a appelée de Suisse pour lui proposer un poste dans le housekeeping, elle a décidé de revenir dans le Haut-Valais.

Bilan : La pandémie comme « passage des limites » entre mobilité et immobilité

Les expériences d’Ariane mettent en avant deux aspects de la science sur les régimes d'(im)mobilité. D’une part, elles soulignent que les frontières peuvent devenir davantage visibles et perceptibles en temps de crise – et ce, à différents niveaux. Les frontières physiques des États au sein de l’espace UE/Schengen, par ailleurs perméables, qui ont été refermées en raison de la pandémie, en sont l’expression. Lukáš Novotný et Hynek Böhm (2022, p. 337) parlent du plus grand processus de « re-bordering » de l’histoire de l’intégration européenne.

Le cas du Portugal montre toutefois que les frontières physiques peuvent également être établies au niveau régional et local (Cairns & Clemente, 2023). Ainsi, pendant la pandémie COVID-19, outre un processus de « re-bordering », on a également pu observer un déplacement des frontières du niveau international au niveau local. Ce déplacement de frontières a eu un effet de plus en plus immobilisant, ce qui est mis en évidence lors de la demande d’une autorisation pour franchir les frontières d’un quartier.

D’autre part, le récit d’Ariane met en avant la mobilité de certaines personnes à une époque marquée par l’immobilité. Ou, selon Hannah Pool (2024, p. 302) : les fermetures de frontières n’ont pas concerné toutes les personnes de la même manière. Par exemple, des règles spéciales ont été édictées pour les travailleur·se·s saisonnier·ère·s dans l’agriculture Suisse, car leur activité professionnelle était considérée comme systémique (Mühlemann, 2021). Dans le cas d’Ariane, cela peut être traduit à un niveau local et international : son entrée dans un autre quartier de la ville a été autorisée en raison de son activité professionnelle. Son retour en Suisse a également été facilité par son employeur et par un contrat de travail déjà signé lors de son arrivée.

On peut en conclure que les expériences d'(im)mobilité d’Ariane pendant la pandémie ont été influencées par son appartenance étatique et régionale ainsi que par la contribution économique attribuée à son activité professionnelle (voir aussi Pool, 2024). Ici, la dimension performative des frontières est particulièrement évidente.

*Toutes les informations personnelles publiées dans ce blog ont été rendues anonymes.

Livia Tomás est postdoctorante à la ZHAW en travail social. Dans le cadre du projet « Evolving (Im)Mobility Regimes », elle se penche sur les conditions de vie et de travail des migrant·e·s dans l’industrie hôtelière suisse et examine comment la pandémie de COVID-19 a modifié ces conditions.

Helena Gonçalves Leal est étudiante en français et en germanistique à l’Université de Berne. Dans le cadre du projet « Evolving (Im)Mobility Regimes », elle s’occupe de la réalisation et de la préparation des interviews qualitatives en portugais, comme l’entretien avec Ariane.

Bibliographie:

–Cairns, D., & Clemente, M. (2023). The Immobility Turn: Mobility, Migration and the COVID-19 Pandemic. Bristol University Press.
–Novotný, L., & Böhm, H. (2022). New re-bordering left them alone and neglected: Czech cross-border commuters in German-Czech borderland. European Societies, 24(3), 333-353.
–Pool, H. (2024). Immobility beyond borders: Differential inclusion and the impact of the COVID-19 border closures. Politics, 44(2), 302-316.
–Mühlemann, S. (2021, April 20). Sonderregelung für Erntehelferinnen und -helfer aus dem Ausland [Radiosendung]. Regionaljournal Bern, Freiburg, Wallis.

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