Politiques du sans-abrisme

25.06.2020 , in ((Social Work)) , ((1 Commentaire))
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Alors que la recherche sur le sans-abrisme, en tant que condition d’existence nécessitant de vivre dans la rue ou de séjourner dans des centres d’hébergement d’urgence, a donné lieu à la constitution d’un champ de recherche dès les années 1980 en Europe, elle ne s’est que peu développée en Suisse. En Suisse romande, une recherche en cours s’intéresse à la production sociale et politique du sans-abrisme.

Le manque d’intérêt et, en conséquence, de connaissances sur le sans-abrisme peuvent être expliqués par son individualisation et son altérisation. Individualiser le sans-abrisme consiste à ne se référer qu’aux trajectoires individuelles, sans tenir compte des déterminismes sociaux et politiques qui produisent les vulnérabilités. Cette construction renvoie à la figure du « sans domicile fixe » local, « tombé » dans l’extrême pauvreté en raison de problèmes personnels (perte d’emploi, de logement,…), voire de faiblesses psychologiques (alcoolisme ou autres pathologies), et qui échappe aux dispositifs d’assistance sociale traditionnels. Altériser le sans-abrisme, c’est le considérer comme une réalité venue d’ailleurs, de sorte que les personnes sans abri apparaissent comme « étrangères » et que leur pauvreté semble ne pas concerner la société suisse.

Ces deux processus fonctionnent ensemble puisqu’ils permettent tant de rendre responsables de leur condition de sans-abri les personnes « étrangères » qui auraient fait le « choix » de venir en Suisse, que de restreindre le sans-abrisme à la figure exotique du SDF. Ils tendent en outre à faire apparaître les dispositifs en direction du sans-abrisme comme tendanciellement superflus, voire dangereux, dans la mesure où ils s’adresseraient à des personnes qui en profiteraient indûment. Or, la population sans abri est bien là, importante et hétérogène : hommes, femmes, familles, avec ou sans travail. Son nombre excède l’« offre », en particulier en matière de lits dans les hébergements d’urgence nocturne, sous-dimensionnée en raison de la méconnaissance ou du déni de la problématique. Il convient donc de prendre la mesure et de comprendre le sans-abrisme en l’abordant, de notre point de vue d’anthropologues, comme une expression de vulnérabilités sociales, politiques et économiques produites ici et maintenant.

Une diversité de conditions

Des personnes recourent au dispositif orienté en direction du sans-abrisme à défaut de recourir aux aides prévues pour elles, en particulier l’aide sociale et l’aide d’urgence. Parmi elles, certaines refusent d’entrer dans un système d’assistance qui exige des contreparties, par exemple en matière d’amélioration de l’employabilité ou, pour les requérant·e·s débouté·e·s, de participation à sa propre expulsion du pays. D’autres craignent de perdre des gains non déclarés définis comme des « abus à l’aide sociale » ou leur autorisation d’établissement, soumise à la condition de ne pas dépendre « durablement et dans une large mesure de l’aide sociale » (art. 63 LEI).

Cependant, d’autres personnes sans abri fréquentent ce dispositif par manque d’alternative. En effet, en vertu du droit de libre circulation, des migrant·e·s provenant de pays de l’UE-25/AELE cherchent ou exercent des emplois, parfois non déclarés et pour de brèves durées. Tenues de « disposer des moyens financiers nécessaires à leur séjour » (LEI, article 3, chapitre 5), ces personnes recourent aux dispositifs lorsqu’elles sont sans ressources. Leur vulnérabilité est entretenue par les restrictions de droits liées à leur statut administratif et par une relative tolérance à l’égard de l’emploi non déclaré, les constituant comme une main-d’œuvre exploitable. Une partie d’entre elles est « installée » ou « bloquée » en Suisse alors que d’autres réalisent des migrations d’itinérance à la recherche de moyens de survie. Quant aux ressortissant·e·s des États dits « tiers » disposant d’un visa ou d’un titre de séjour délivré par un État Schengen, ils et elles peuvent demeurer trois mois en Suisse, à nouveau à la condition de disposer « des moyens financiers nécessaires à leur séjour ». Mais leur droit au travail est contingenté et conditionné à l’établissement de la preuve qu’aucun·e ressortissant·e suisse ou provenant d’un pays de l’UE-25/AELE n’a le profil requis pour occuper le poste (LEI, chapitre 5, section 1, art. 21). Ces conditions les installent dans des conditions d’extrême vulnérabilité.

Une pénurie de moyens

Toutes ces personnes constituent une population dont les besoins excèdent l’aide proposée par les dispositifs : elles manquent d’endroits où se reposer la journée, ne connaissent pas bien leurs droits, ni leurs devoirs, ni en conséquence les sanctions qu’elles risquent, elles ont souvent faim, froid et peur, notamment lorsqu’elles sont obligées de dormir à la rue. En effet, en raison de leur sous-dimensionnement, les structures d’hébergement d’urgence nocturne mettent en place des politiques de tri pour accepter et rejeter telle ou telle catégorie de personnes. Des structures n’acceptent que celles qui bénéficient d’une autorisation de résidence sur la commune ou dans le canton, en conformité avec les règlements en matière de politique étrangère ou dans l’objectif de passer de l’urgence sociale à une réinsertion par le logement. D’autres établissent des règles de priorisation en fonction de catégories de vulnérabilité définies par l’administration ou de quota de sexe ou « ethniques ». Pour les personnes exclues des dispositifs, les politiques de répression prennent le relais des politiques de priorisation, puisque plusieurs cantons et communes disposent d’un règlement interdisant de « camper sur la voie publique » permettant d’amender les personnes qui dorment dehors et, en cas de surjudiciarisation, de les emprisonner et d’interdire les étrangers de territoire.

Quel travail social ?

Interrogé sur ses conditions de travail, le personnel du travail social exprime des difficultés tant matérielles qu’éthiques à être confronté à une multitude de besoins tout en ne disposant que de moyens réduits. La pénurie de moyens le conduit à réaliser des bricolages dont les effets peuvent être des violences exercées contre les personnes sans abri, en contradiction avec ses propres convictions et motivations professionnelles, par exemple lorsqu’il s’agit de les rejeter à la rue ou de réaliser des profilages ethniques, alors même que l’on travaille dans un lieu d’accueil inconditionnel.

Hélène Martin est professeure HES ordinaire à la Haute École de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO).

Béatrice Bertho est chargée de recherche à la Haute École de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO).

 

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