Le casse-tête du racisme structurel en Suisse
En Suisse, le racisme est souvent considéré comme un problème marginal qui ne concerne que quelques individus aux opinions extrémistes. Pour mieux comprendre les manifestations structurelles du phénomène, une étude récemment publiée dresse un état des lieux au moyen de données empiriques dans les domaines du travail, du logement, de la politique, des démarches administratives et de la naturalisation. Simultanément elle révèle les résistances et difficultés à aborder ce sujet qui fâche.
Alors que le racisme est souvent perçu comme une conduite moralement répréhensible adoptée par certains individus, le Service de lutte contre le racisme (SLR) de la Confédération a demandé au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population (SFM) de conduire une étude de fond sur le racisme structurel, ses bases théoriques et conceptuelles afin de favoriser un débat factuel. D’une part, l’étude se base sur une douzaine d’entretiens et deux discussions de groupes avec des spécialistes des milieux de la recherche et de la pratique en Suisse romande et alémanique. D’autre part, plus de 300 études et rapports ont été passés en revue.
Le racisme est toujours structurel
Le racisme structurel désigne un système de représentations normatives, de principes d’action et de pratiques, provenant de formes de domination développées au cours de l’histoire. Ces dernières tendent à reproduire des rapports d’inégalité au détriment des groupes racisés. Ces préjudices – tout comme les avantages pour les groupes non-racisés – se répercutent à tous les niveaux de la vie sociale : au niveau macro (la société dans son ensemble), au niveau méso (les organisations) et au niveau micro (les individus). Comme pour le sexisme, c’est précisément cette composante historique et sociétale, qui distingue le phénomène d’autres types de discriminations ou d’inégalités de traitement.
Discriminations professionnelles largement établies
Dans certains domaines, tels que le marché du travail, les faits établis de discrimination raciale sont particulièrement nombreux pour se faire une idée assez précise, notamment sur la situation à l’entrée du marché du travail : une centaine d’études, aux approches méthodologiques variées, traite ce domaine de vie essentiel. Des études expérimentales telles que décrites dans des contributions précédentes de Rosita Fibbi, Eva Zschirnt et Robin Stünzi mesurent les réactions de responsables du personnel face à des candidatures fictives et permettent d’établir que des personnes suisse d’origine immigrée, notamment des personnes Noires ou ayant un patronyme yougoslave sont, à qualification et autres caractéristiques égales que les candidat·e·s d’origine suisse, moins souvent invitées à un entretien d’embauche (Fibbi, Kaya et Piguet 2003 ; Zschirnt et Fibbi 2019 ; Fibbi et al. 2022). La discrimination raciale sur le marché du travail touche donc avant tout des personnes perçues comme « autres » en Suisse, peu importe qu’elles aient ou non le passeport helvétique.
Accès au logement pénalisé
Le marché du logement fournit aussi des indices clairs de discrimination raciale. Ainsi, une étude réalisée sur la base d’une vaste enquête de terrain montre que les personnes ayant un patronyme turc ou albano-kosovar ont systématiquement plus de difficultés à trouver un logement que les personnes provenant d’un pays limitrophe (Auer et al. 2019). La situation des personnes au mode de vie itinérant présente aussi de nombreux indices de discrimination structurelle. Bien que la Confédération ait, en vertu de la loi, l’obligation de mettre suffisamment d’aires d’accueil convenables à leur disposition, les différents échelons de l’administration publique ne s’exécutent que de façon insatisfaisante, rejoignant ainsi les opinions défavorables de la population (Tschannen, Wyttenbach et Mattmann 2021).
Pour ce qui est d’autres domaines importants tels que la politique, les démarches administratives et la naturalisation plusieurs études constatent des discriminations en matière d’élections (Betz 2011 ; Michel 2015 ; Portmann 2022), de politiques migratoires (Aeberli et D’Amato 2020) et d’accès à la naturalisation (Hainmueller et Hangartner 2013). Dans ces domaines, les personnes en provenance d’Europe du Sud-est, d’Afrique ou d’Asie, ou encore les personnes dont on suppose qu’elles sont musulmanes, sont particulièrement touchées par des formes de discrimination raciale. A noter que beaucoup de discriminations résultent de l’interaction entre attributions ethniques et religieuses avec d’autres catégories telles que la classe sociale ou le genre – un constat qui peut être clairement observé dans le cas du profilage racial qui, alors que la couleur de peau est souvent un facteur déclenchant, touche toutes sortes de groupes de population (Kollaborative Forschungsgruppe Racial Profiling 2019).
Bilan de l’état de la recherche spécialisée : maigre
Si l’inventaire des données empiriques, assez nombreuses, permet d’étayer de multiples aspects du racisme systémique, trop peu de recherches sont prioritairement consacrées à la question raciale et suffisamment approfondies pour permettre de comparer des sphères de vie différentes et les mécanismes variables à l’œuvre par rapport à diverses collectivités racisées.
La Suisse en flagrant déni
Seul une « offensive » de recherche ciblée et systématique sera en mesure de fournir des réponses aux multiples questions encore ouvertes. Pour ce faire, il sera indispensable de dépasser les multiples objections de principe ou stratégies de défenses, parfois inconscientes mais profondément ancrées. Elles ont jusque-là freiné l’activité de recherche ou, parfois, contribué à ignorer les études existantes. En effet, tous les spécialistes interrogés s’accordent à dire que les débats scientifique et médiatique sur le racisme en Suisse ont du retard sur d’autres pays, même si, depuis quelques années, de plus en plus de minorités racisées commencent à élever la voix.
Leonie Mugglin, anthropologue, est collaboratrice scientifique au SFM.
Denise Efionayi-Mäder, sociologue, est responsable de projets et directrice adjointe du SFM.
Références :
-Aeberli, Marion, et Gianni D’Amato. 2020. « Attitudes face à la diversité: poids du contexte institutionnel, de la démographie et des facteurs individuels ». In Panorama de la société suisse 2020, 100-104 Neuchâtel: Office fédéral de la statistique.
-Auer, Daniel, Julie Lacroix, Didier Ruedin, et Eva Zschirnt. 2019. « Ethnische Diskriminierung auf dem Schweizer Wohnungsmarkt ». Grenchen: BWO.
-Betz, Hans-Georg. 2001. « Exclusionary Populism in Austria, Italy, and Switzerland ». International Journal 56 (3): 393–420.
-Eigenmann, Julie, and Sami Zaïbi. 2023. Racisme, la Suisse en flagrant déni. Les Explorations N°17. Heidi.news.
-Fibbi, Rosita, Bülent Kaya, et Etienne Piguet. 2003. « Le passeport ou le diplôme ». Neuchâtel: Forum suisse pour l’étude des migrations.
-Fibbi, Rosita, Didier Ruedin, Robin Stünzi, et Eva Zschirnt. 2022. « Hiring Discrimination on the Basis of Skin Colour? A Correspondence Test in Switzerland ». Journal of Ethnic and Migration Studies 48 (7): 1515–35.
-Hainmueller, Jens, et Daniel Hangartner. 2013. « Who Gets a Swiss Passport? ». American Political Science Review 107 (1): 159– 87.
-Kollaborative Forschungsgruppe Racial Profiling. 2019. « Racial Profiling ». Berlin: Rosa Luxemburg Stiftung.
-Michel, Noémi. 2015. « Sheepology: The Postcolonial Politics of Raceless Racism in Switzerland ». Postcolonial Studies 18 (4): 410–26.
-Portmann, Lea. 2022. ‘Do Stereotypes Explain Discrimination Against Minority Candidates or Discrimination in Favor of Majority Candidates?’ British Journal of Political Science 52 (2): 501–19.
-Tschannen, Pierre, Judith Wyttenbach, et Jscha Mattmann. 2021. « Mode de vie nomade: la halte spontanée ». CSDH.
-Zschirnt, Eva, et Rosita Fibbi. 2019. « Do Swiss Citizens of Immigrant Origin Face Hiring Discrimination in the Labour Market? ». NCCR On the Move Working Paper Series 20: 1–38.