COVID-19 et migration interne : Leçons de l’expérience indienne
Alors que les discours sur la migration se concentrent souvent sur les frontières internationales et les réfugié·e·s, la première vague de la pandémie de COVID-19 a mis en lumière la migration interne. C’est ce qui s’est passé en Inde, où le statut en matière de logement et d’emploi, la caste, la religion, le genre et l’origine ethnique ont semblé dicter la manière dont les citadin·e·s ont choisi de passer la période de confinement – qu’ils/elles aient été contraint·e·s de rester ou de partir – et organisé leur vie dans des environnements urbains souvent hostiles et précaires.
En 2020, alors que la pandémie commençait à faire des ravages sans précédent sur l’humanité, des images décrivant certains de ses pires effets ont inondé le paysage médiatique. Parmi celles-ci, une se démarque particulièrement : les photos de migrant·e·s en Inde abandonnant les villes et faisant de longues marches pour rentrer chez eux/elles, leurs biens à la main, sont devenues le visage humain des tragédies causées par le confinement. Ce coup de projecteur a mis la question des migrations internes sur le devant de la scène nationale et internationale. Longtemps reléguées au second plan dans les discours sur la migration s’attardant habituellement sur les frontières internationales, le changement climatique et les réfugié·e·s, les questions socio-économiques majeures concernant les liens entre villes et campagnes, les modes d’habitation, les nouvelles mobilités et l’hostilité des marchés du travail et du logement sont passées au premier plan.
Toutefois, cette histoire émouvante repose sur l’hypothèse que le « migrant interne » est en quelque sorte une catégorie évidente pour décrire celles et ceux dont le travail physique fait vivre les grandes métropoles indiennes. Les médias ont commencé à décrire toute cette situation comme une « crise des migrants », mais cette expression masque plus qu’elle ne révèle. En réalité, la situation personnelle des citadin·e·s varie considérablement en termes de logement, d’emploi, d’accès au crédit, de clientélisme politique et de structure familiale – des facteurs qui sont eux-mêmes circonscrits en Inde par la caste, la religion, le genre et l’ethnicité. L’accès à diverses options a donc structuré un certain nombre de choix que les citadin·e·s ont décidé de faire lorsque le confinement a été annoncé – rester ou partir, comment organiser leur vie, se procurer de la nourriture et de l’argent, à qui demander de l’aide, etc.
L’expérience du confinement à Mumbai : Observations principales
Si un grand nombre de travailleur·se·s – en particulier celles et ceux qui immigrent en ville de façon saisonnière pour travailler dans le secteur de la construction – ont effectivement essayé de quitter la ville immédiatement, beaucoup d’autres ont choisi de rester pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’annonce initiale indiquait que le confinement durerait 21 jours, une période que la plupart pensaient pouvoir survivre en puisant dans leurs économies. Deuxièmement, les travailleur·se·s de long terme avaient des liens plus ténus avec leur village d’origine, étaient souvent considéré·e·s comme porteurs du virus et par conséquent priés de ne pas revenir. Enfin, la plupart des travailleur·se·s de long terme vivant dans des logements locatifs « informels » avaient des dépôts de garantie conséquents auprès des propriétaires qu’ils/elles craignaient de perdre s’ils/elles quittaient la ville.
Travailleurs dans leurs logement/lieu de travail à Dhorwada, Dharavi
Source: Auteur Pranav Kuttaiah (février 2021)
Cependant, au fur et à mesure que le confinement progressait, les travailleur·se·s qui sont resté·e·s se sont retrouvé·e·s dans des situations de plus en plus précaires, avec des économies épuisées, peu d’options pour se nourrir, un État punitif et des négociations tendues avec le(s) propriétaire(s) de leur logement. Cette situation a atteint son point culminant en mai 2020 lorsque, dans la première phase de « déconfinement » annoncé par le gouvernement, un autre exode majeur des villes a eu lieu en utilisant les trains, les bus, les camions et même les vols. Ceci ressort clairement dans un article (working paper) qui s’est basé sur une recherche qualitative et des détails descriptifs pour dévoiler certaines des nuances de ce processus de décision, en examinant les conversations et les stratégies de survie ad hoc qui ont émergé pendant le premier confinement dans la ville de Mumbai.
L’article fait trois observations centrales. Tout d’abord, les décisions migratoires étaient influencées par la relation entre propriétaires et locataires des logements « informels ». Deuxièmement, les conséquences genrées inattendues de la répression policière ont fait naître chez certaines personnes un désir désespéré de partir. Enfin, l’état psychologique collectif de peur et de sécurité se répandait davantage selon la caste, la religion et la communauté ethnique qu’entre ami·e·s et voisin·e·s. Tous ces points, pris ensemble, montrent que les débats au sein des études sur les migrations devraient plutôt se concentrer sur les petits détails de l’expérience vécue – en particulier le logement – afin de mieux informer la pratique politique.
Implications théoriques pour la recherche sur les politiques
L’expérience de Mumbai pendant le confinement est spécifique à bien des égards, mais elle doit susciter des réflexions sur des questions plus profondes de construction théorique dans de nombreuses disciplines. Pour les théoricien·ne·s de la migration, le « méso-niveau » a toujours été une échelle d’analyse avec un potentiel explicatif important. L’expérience du confinement dans diverses villes des pays du Sud nous oblige, toutefois, à nous demander à quel moment précis pouvons-nous commencer à distinguer le niveau méso d’échelles plus petites et plus grandes, en particulier lorsque les décisions familiales sont prises au niveau communautaire et en interaction constante avec les politiques de l’État dans des situations telles que les crises sociales.
De manière générale, les urbanistes des pays du Sud doivent également être interpelés par l’expérience du confinement et réfléchir aux types d’environnements bâtis, d’espaces et d’histoires vécues qui constituent des modèles pour la mise en œuvre des politiques. L’approche ethnographique pour étudier l’expérience de la pandémie offre une perspective permettant de comprendre la nature hostile et précaire des environnements urbains et les fils délicats qui les maintiennent ensemble. Ce sont ces particularités individuelles qui, additionnées, forment la ville entière. Elles doivent donc être appréhendées à leur niveau pour tenir compte de la planification et de la résilience futures.
Pranav Kuttaiah est doctorant en planification urbaine et régionale à l’Université de Californie, Berkeley. Il a remporté le prix du meilleur article lors de la Neuchâtel Graduate Conference 2021 qui a été publié dans le Working Paper Series du nccr – on the move et est disponible en ligne.