La racialisation des enfants de réfugié·e·s en Suisse
Les enfants de réfugié·e·s né·e·s en Suisse, aujourd’hui adultes et majoritairement bien intégré·e·s, ne se sentent toujours pas accepté·e·s, notamment du fait de leur phénotype ou de leurs noms dénotant une origine étrangère. Le déni racial qui existe en Suisse empêche tant l’identification que la dénonciation des processus de racialisation et conduit à perpétuer des formes de racisme.
Les enfants de réfugié·e·s d’origine vietnamienne, turque / kurde de Turquie et sri lankaise que nous avons rencontrés une fois devenus adultes réussissent sur le plan scolaire et professionnel. Comme le raconte Kalaïpunga, sa réussite scolaire et professionnelle a été fortement influencée par ses parents qui l’ont poussée vers un choix de carrière traditionnellement associé à une réussite socio-économique: « Je sais que mon père voulait seulement que je fasse médecine. […] devenir docteur·e c’est ce que tu peux atteindre de plus haut au Sri Lanka. Alors, donc pour moi c’était défini, j’allais faire l’uni ».
Ce résultat, tiré d’une étude qualitative auprès de 135 descendant·e·s de réfugié·e·s (Chimienti et al. 2019), est surprenant compte tenu du nombre important d’obstacles auxquels ces personnes ont dû faire face : par exemple les traumatismes des parents liés aux persécutions et l’insécurité statutaire qui englobait toute la famille. Pourtant, malgré leur relatif succès et leur passeport suisse, la plupart ayant été naturalisé·e·s, les descendant·e·s de réfugié·e·s sont constamment renvoyé·e·s à leur altérité. Comment interpréter ce décalage entre bonne insertion socio-économique et sentiment de ne pas être accepté·e·s ? Les formes de racialisation dont ont fait l’objet ces descendant·e·s de réfugié·e·s donnent des éléments de réponse (Ossipow et al. 2019).
Déni, relativisation mais racialisation avérée
Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont subi des formes de racialisation, mais très rares sont celles qui les ont perçues comme telles. Ces formes varient entre des discriminations dans le cadre de l’orientation scolaire ou de la promotion professionnelle et des remarques quotidiennes, qui semblent à priori inoffensives, sur leur physique « différent », leur nom ou la langue qu’ils/elles parlent en famille. S’agit-il de racisme ? Et si ce n’est pas du racisme, quel(s) problème(s) soulève(nt) ces manières de s’adresser aux autres ?
La notion de racialisation permet d’identifier ces divers mécanismes de catégorisation en plus de celle qui oppose racisme et non racisme (Murji et Solomos 2005). Ces mécanismes incluent des formes de racialisation sans racisme, soit des formes de catégorisation basées sur l’apparence physique qui ne débouchent pas sur des discriminations comme dans le cas de Son Ca à qui ses camarades d’école demandaient si elle connaissait Bruce Lee et savait faire du karaté.
Elles incluent également des formes de racisme sans races (Goldberg 2006 , Balibar 2007), quand il y a une « expression raciste d’exclusion » qui ne renvoie pas explicitement à la race, mais la désigne implicitement, par référence à la nationalité, au lieu d’origine ou à des pratiques culturelles, comme dans le cas d’Ahmed qui relève combien son nom a représenté un frein dans l’obtention d’entretiens d’embauche : « Il est évident que si je m’appelais Mario, ce serait plus facile ».
Enfin, il existe des formes de racialisations racistes, soit du racisme, qui relient des expériences, des comportements, des injustices et des discriminations à des caractéristiques observables (phénotypiques), directement attribuées à la « race », comme notion avérée. Piraï raconte par exemple avoir souffert pendant toute sa scolarité primaire des moqueries et de la mise à l’écart par ses camarades qui la « traitaient de noire ».
Explorer des formes moins évidentes de catégorisation à partir de la notion de racialisation apparaît d’autant plus nécessaire en Suisse, pays dans lequel il y a un manque de reconnaissance structurelle et sociale des discriminations raciales (Michel 2005). Cela était notamment visible dans le modèle de recrutement de la main-d’œuvre étrangère (le dit modèle des trois cercles) qui reposait historiquement sur une sélection des personnes en fonction de leur « proximité culturelle » associée à leur « proximité géographique » et entendue comme un partage de valeurs culturelles, religieuses et sociales similaires à la société d’accueil. Cela est aussi perceptible dans les faibles protections des victimes de discriminations raciales et ethniques mises en place en Suisse.
Le déni racial a des conséquences sur l’identité des personnes qui en sont victimes. Les attitudes des descendant·e·s de réfugié·e·s oscillent entre déni et relativisation, attribuant les situations de racialisation à des « moqueries » entre enfants ou à des « différences de classes » visibles dans leur situation socio-économique, souvent défavorable. Les quelques personnes qui ont mentionné explicitement avoir été victimes de discrimination raciale ou ethnique sont celles qui ont été orientées dans une filière de formation professionnalisante alors que, selon elles, leurs résultats scolaires leur auraient permis de s’insérer dans une filière gymnasiale. D’autres relatent aussi avoir rencontré des difficultés de mobilité sociale ascendante dans la sphère professionnelle. Mais aucune des personnes rencontrées n’a porté plainte contre les discriminations dont elle a fait l’objet.
Pourquoi une telle banalisation ?
Le manque de reconnaissance structurelle des discriminations raciales et le déficit de mécanismes de dénonciation, qui en découle en Suisse, rendent les expériences de racialisation plus complexes à saisir et empêchent les enfants de réfugié·e·s aujourd’hui adultes de nommer les formes de racialisation quotidienne dont ils font l’objet. Ces personnes agissent en ce sens en conformité avec le discours de la majorité qui exalte la diversité et l’absence de racisme (Cretton 2018).
Si les diverses formes de racialisation n’ont pas entravé la mobilité ascendante des enfants de réfugié·e·s que nous avons rencontré·e·s, le renvoi constant à leur altérité a cependant complexifié la définition de leur identité, les poussant à toujours devoir se redéfinir face aux autres. Si cette redéfinition est admise sans trop de difficulté par nos enquêté·e·s, on peut craindre en revanche que d’autres minorités visibles, aux parcours scolaires et professionnels plus problématiques, en soient davantage affectées.
Milena Chimienti est professeure à la Haute École de travail social à Genève.
Anne-Laure Counilh est collaboratrice scientifique à la Haute École de travail social à Genève.
Laurence Ossipow est professeure à la Haute École de travail social à Genève.
Références :
– Balibar, Étienne (2007). Le retour de la race. Mouvements 2, 162-171.
– Chimienti, Milena, Bloch, Alice, Ossipow, Laurence and Wihtol de Wenden, Catherine (2019). The second generation from refugee backgrounds in Europe. Comparative Migration Studies 7(40).
– Cretton, Viviane (2018). Performing Whiteness: Racism, Skin Colour, and Identity in Western Switzerland, Ethnic and Racial Studies 41 (5): 842–859.
– Goldberg, David Theo (2006). Racial Europeanization, Ethnic and Racial Studies 29(2), 331–364.
– Michel, Noémie (2015). Sheepology: The postcolonial politics of raceless racism in Switzerland. Postcolonial Studies 18(4), 410–426.
– Murji, Karim & Solomos, John (Eds.) (2005). Racialization: studies in theory and practice. Oxford/New York: Oxford University Press.
– Ossipow, Laurence, Counilh Anne-Laure and Chimienti, Milena (2019). Racialization in Switzerland: Experiences of children of refugees from Kurdish, Tamil and Vietnamese backgrounds, Comparative Migration Studies 7(19).
– Migrant Integration Policy Index MIPEX.