Perspectives d’application de l’article 261bis du Code pénal suisse aux discriminations xénophobes
En vigueur depuis le 1er janvier 1995, l’article 261bis du Code pénal suisse est la seule disposition qui interdit de manière spécifique la discrimination qualifiée de raciale dans les rapports entre particuliers. Sa portée est toutefois généralement considérée comme restrictive, si bien que son applicabilité aux discriminations xénophobes, fondées sur la nationalité ou le statut migratoire, est en principe niée. Pourtant, plusieurs éléments plaident en faveur de l’élargissement, sinon formel du moins matériel, du champ d’application de l’art. 261bis CP aux actes xénophobes.
Aujourd’hui, il est généralement admis que l’énumération des critères de discrimination protégés par l’art. 261bis CP est exhaustive. Sont ainsi punies les discriminations et les incitations à la haine fondées sur l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse. Les catégories juridiques – notamment les groupes définis par leur nationalité (Suisses·ses, Turcs·ques, Portugais·es) ou leur statut migratoire (étrangers·ères, requérant·e·s d’asile, réfugié·e·s) – sont en revanche exclues du champ d’application de l’art. 261bis CP. Ainsi, dans un arrêt de principe de 2014 concernant un policier ayant traité un ressortissant algérien suspecté de vol de « cochon d’étranger » et de « sale requérant », le Tribunal fédéral avait refusé de voir dans ces expressions un rapport quelconque avec une race, une ethnie ou une religion et de les considérer comme portant atteinte à la dignité humaine.
Les arguments de la doctrine juridique
Face à la position plutôt stricte des autorités suisses sur la question, un courant majoritaire de la doctrine prône néanmoins une approche plus nuancée, en considérant que la norme pénale s’applique aussi lorsque, dans le cas concret, les références à la nationalité ou au statut migratoire sont utilisées comme synonymes de race ou d’ethnie ou comme termes collectifs pour d’autres races ou ethnies concrètes, voire pour rabaisser de manière collective l’ensemble des autres races.
De plus, certains auteurs ainsi que la Commission fédérale contre le racisme observent que les actes de discrimination raciale « déguisés » – c’est-à-dire mettant formellement en cause des catégories juridiques, mais visant matériellement une ou plusieurs races ou ethnies – sont fréquents. Il serait même rare que seuls l’appartenance nationale ou le statut juridique d’étranger·ère soient visés ; les derniers doutes seraient levés lorsque les propos en question s’accompagnent d’insultes. Dans un avis formulé en réponse au postulat Reimann 15.3757, même le Conseil fédéral reconnaît qu’on associe moins souvent le terme de nationalité au statut juridique qu’aux caractéristiques ethniques attribuées à la nation et que ces cas entrent dans le champ d’application de l’artic. 261bis CP. Dans l’arrêt de 2014 susmentionné, le Tribunal fédéral n’explique d’ailleurs pas pour quelles raisons les termes « étranger·ère » et « requérant·e d’asile » auraient pu, en l’espèce, être utilisés au sens juridique.
La référence à la lutte contre la xénophobie dans le message du Conseil fédéral
La révision du droit pénal ayant conduit à l’adoption de l’art. 261bis CP visait avant tout à s’aligner sur le droit international. Souhaitant adhérer à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ICERD), la Suisse était en effet préalablement tenue d’exécuter les obligations découlant de cet instrument, qui impose notamment aux États parties de combattre activement la discrimination raciale pratiquée par des particuliers à travers l’adoption de mesures législatives.
Dans son message de 1992 sur l’adhésion de la Suisse à l’ICERD, le Conseil fédéral indique cependant que la volonté de condamner la discrimination raciale sur le plan national trouve également origine dans le constat, en Suisse comme ailleurs, d’une augmentation de la violence d’origine raciste, des manifestations de xénophobie et des préjugés raciaux, pouvant être associée aux mouvements migratoires. À ce propos, le Conseil fédéral se dit même convaincu que, d’un point de vue sociologique, il y a interaction entre le racisme et le problème des migrations et, partant, afin d’éviter que le mécontentement social et la xénophobie latente finissent par déboucher sur des actes de violence, qu’il faut fixer des limites à ne pas franchir, notamment dans le domaine pénal.
La portée extensive de l’ICERD
La norme pénale antiraciste est donc originairement liée à l’ICERD tant par son but que par son contenu. Dans le contexte de l’après-guerre, la Convention de 1965 visait à résoudre un important problème de société et traduisait la volonté d’empêcher que les atrocités causées par les régimes racistes se reproduisent. Elle poursuit dès lors principalement un but de prévention.
En ce qui concerne son contenu, l’ICERD vise à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et, dans cette optique, elle inclut tous les critères de distinction qui peuvent, sous l’angle de la protection des droits de l’homme, avoir des effets de discrimination raciale. Ainsi, la définition contenue à son art. 1 par. 1 résulte du souci de ne laisser de côté aucune discrimination que l’on pourrait qualifier de raciale et de la volonté d’assurer la protection d’un nombre illimité de personnes. La Convention consacre donc une conception large, sociologique, de la notion de discrimination raciale. Sa portée extensive rend par ailleurs cet instrument capable d’appréhender les expressions passées, présentes et futures du racisme.
L’approche intersectionnelle
Les systèmes légaux de protection contre la discrimination sont aujourd’hui pour la plupart construits autour d’axes uniques de discrimination, considérés isolément. Cette organisation catégorielle incite à comprendre les critères de discrimination comme des catégories hermétiques et est dès lors essentiellement exclusive. Or, dans les pratiques sociales, les différentes formes de discrimination se recoupent. Ainsi, le racisme ne se concentre souvent pas sur une seule et unique catégorie (race, couleur, origine ethnique), mais se conjugue à d’autres traits identitaires et peut se manifester à travers des formes de discrimination fondées sur d’autres motifs connexes. Pour tenir compte de cette réalité, l’adoption d’une perspective intersectionnelle – et donc intégrée – des inégalités paraît souhaitable.
Il est intéressant de relever que cette approche avait déjà été retenue par le législateur lorsqu’il a décidé d’inclure la religion dans les critères punissables au sens de l’art. 261bis CP. La volonté d’assimiler la discrimination religieuse à la discrimination raciale procédait du constat que l’on se situe dans la même gamme de sensibilité et se justifiait parce que l’art. 261bis veut lutter tant contre la xénophobie que contre le racisme, phénomènes qui, dans une société accueillant une grande proportion d’étrangers·ères, risquent de se développer envers des personnes ayant une apparence différente et une conception du monde marquée par une culture et une religion différentes.
Les arguments qui précèdent nourrissent la réflexion sur l’avenir de l’art. 261bis CP et son interprétation. Le racisme d’aujourd’hui, essentiellement fondé sur les différences d’ordre culturel, aurait pris l’apparence d’un racisme « sans race », où la catégorie de l’immigration devient par excellence le nom de la race. On assiste donc à un déplacement général de la même problématique et le droit se doit de prendre en compte cette évolution. Les principaux instruments de monitorage et d’analyse du racisme en Suisse, comme le rapport annuel sur les incidents racistes du Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme ou la Chronologie des incidents racistes en Suisse de la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme (GRA), confirment d’ailleurs que, depuis plusieurs années, les actes aux motivations xénophobes sont parmi les cas de discrimination raciale les plus fréquemment signalés.
La présente contribution est une version abrégée et légèrement remaniée de l’article « Analyse de l’applicabilité de l’art. 261bis CP aux discriminations xénophobes », paru dans plaidoyer 3/2019, p. 24 ss.
Federica Steffanini est doctorante pour la chaire de droit constitutionnel suisse et comparé de l’Université de Neuchâtel.
Références :
– Balibar Etienne and Wallerstein Immanuel (2007). Race, nation, classe: les identités ambiguës. Paris: La Découverte.
– Diaconu Ion (2011). Racial discrimination. The Hague: Eleven Publishing.
– Dupuis Michel, Moreillon Laurent et al. (édit.) (2017). Petit Commentaire – Code pénal. Art. 261bis CP. Bâle: Helbing Lichtenhahn.
– Alexandre Guyaz (1996). L’incrimination de la discrimination raciale, Stämpfli, Berne.
– Kleber Eléonor (2016). Le droit antidiscriminatoire face aux discriminations multiples, Jusletter 6 juin 2016.
– Niggli Marcel Alexander (2007). Rassendiskriminierung: ein Kommentar zu Art. 261bis StGB und Art. 171c MStG. Zürich: Schulthess.
– Schleiminger Mettler Dorrit (2014). Rassistische Beschimpfung versus Rassendiskriminierung am Beispiel von «Dreckasylant», forumpoenale 5/2014.