Corps et espaces en temps de crises : Perspectives féministes

10.11.2022 , in ((Corps et espaces en temps de crises)) , ((Keine Kommentare))
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Des crises multiples traversent notre époque, de la crise climatique à la pandémie, en passant par la montée des inégalités. Une perspective féministe centrée sur les corps – examinant la façon dont ils sont perçus, traités, contrôlés, mais aussi dont ils agissent, ressentent et se défendent – peut-elle nous aider à mieux comprendre les sociétés contemporaines en ces temps troublés et à envisager des futurs possibles ? 

Le terme «crise» semble toujours plus présent dans les médias : que ce soit en référence à la pandémie de COVID-19, à la guerre en Ukraine ou aux problèmes d’approvisionnement énergétique de l’Europe, notre époque est traversée par des crises multiples. Cependant, n’oublions pas que les crises n’apparaissent pas spontanément. Elles émergent de problèmes profonds en termes d’inégalités, d’injustices et de démocratie. Les crises sont souvent interdépendantes et affectent de façon très différentes les populations en fonction des positions sociales et relations de pouvoir.

Le travail académique et activiste féministe a depuis longtemps mis en avant ces différentes formes d’inégalités, de violence et de marginalisation ainsi que la façon dont elles s’entrechoquent. Dans cet article, nous suggérons trois perspectives interconnectées : le corps comme objet d’analyse, le corps comme sujet d’analyse et le corps comme méthode d’analyse.

Une approche féministe centrée sur les corps

Une perspective centrée sur le corps en tant qu‘objet d’analyse s’intéresse à celui-ci comme lieu de manifestation des politiques de production sociale de la différence. Le corps est socialement et politiquement construit à l’intersection de hiérarchies et dichotomies : masculin/féminin, noir/blanc, hétérosexuel/homosexuel, etc. (Butler, 1990 ; Duplan, 2014) qui forgent nos différentes positionnalités au sein de la société. Considérer le corps comme un objet d’analyse rend possible une compréhension plus fine des marqueurs de position sociale qui structurent diverses formes de discrimination et de privilège.

Comprendre le corps comme sujet d’analyse implique de s’intéresser à l’inscription du corps dans de telles relations de pouvoir et de marginalisation. Cette perspective explore le ressenti et la capacité d’action du corps en tant que site de contestation, de négociation et de résistance (Baer, 2016 ; Laketa, 2018). Se concentrer sur l’aspect incarné, ressenti et sensible des pratiques individuelles permet une analyse approfondie de la façon dont les personnes perçoivent, s’approprient et interagissent avec leur environnement.

Finalement, l’attention portée au corps comme méthode d’analyse correspond à l’utilisation d’outils de recherche par lesquels le corps devient un moyen de mesure heuristique. Dans ce registre, le corps des chercheur-se-s permet de produire des connaissances. Une mise en discussion de l’expérience des chercheur·se·s avec celle d’autres participant·e·s à la recherche stimule la réflexion sur la façon dont les inégalités se construisent en fonction de nos identités, nos corps, et nos expériences sensorielles (Boas et al., 2020 ; Caretta et Riaño, 2016).

Des crises aux visages multiples

Les contributions soulignent notamment les mécanismes sociaux qui produisent la différence, les rapports de pouvoir dans l’espace, et le rôle des chercheur·se·s dans l’engagement pour la justice sociale. Placer les corps au cœur de l’analyse montre que les crises sont à la fois des espaces de souffrance et de créativité, des bouleversements tant destructeurs que transformateurs.

Qu’elles concernent l’impact de dégradations environnementales sur la santé de populations au Chiapas (El Kotni, 2022) ou des visites sanitaires humiliantes lors d’une migration en Suisse (Santos Rodriguez, 2022), les crises sont vécues dans leur chair par les personnes concernées. A la fois individuelles et sociales, se déployant sur des temps limités (mesures d’urgences liées à une situation pandémique, migratoire ou sécuritaire exceptionnelle) ou beaucoup plus longs (crise écologique, violences faites aux femmes, inégalité sociale), elles s’inscrivent dans les corps sous des formes multiples : dans les yeux et les oreilles d’une mère qui essaie de trouver une issue à une situation de violence domestique (Moussion-Esteve, 2022); par des maux de tête et lumbagos après avoir passé de longues heures derrière l’écran durant la pandémie de Covid-19 (Péaud, 2022); par le manque de contact physique et la culpabilité face à la crainte d’être source de contamination durant les périodes de confinements (Christe, 2022).

Les corps comme lieux de lutte sociale face aux crises

Très souvent, dans les médias, dans les discussions universitaires et dans les conversations de tous les jours, les crises sont discutées de manière abstraite, comme si elles étaient produites et mises en œuvre à des échelles bien au-delà de nos vies quotidiennes. Les individus apparaissent comme de simples victimes passives de processus politiques et économiques supposés plus larges. Mais les crises sont également vectrices d’émotions, de sensations et d’affects qui, une fois intégrés à une réflexion plus large, permettent d’imaginer d’autres futurs, d’autres possibilités, et de mettre en place des stratégies pour les réaliser. Ainsi, le corps peut devenir médiateur de savoir et vecteur de changement, par exemple lorsqu’il est mis à contribution dans le cadre de performances de rue pour sensibiliser aux logiques d’exclusion et de contrôle propres à la fabrique de la ville néolibérale (Landrin, 2022). Les «marches» pour le climat, ou toute autre marche protestataire, sont aussi des exemples concrets d’évènements où les corps se meuvent (se mettent en marche !) dans un but politique. En expérimentant différentes manières d’être, d’(inter)agir et de se mouvoir dans l’espace, en s’imposant dans des lieux où il n’est pas forcément le bienvenu, le corps retrouve sa place de sujet et d’acteur politique.

La perspective féministe repositionne nos vies personnelles comme des sites de résistance et d’action, activement impliqués dans la fabrication et la refonte de nos mondes. Nous espérons que la lecture de la série de blog et du numéro spécial inviteront à réfléchir aux moyens d’adopter une perspective plus sensible, incarnée ou encorporée, aussi bien dans les pratiques de recherche que dans la didactique, pour explorer les luttes de pouvoir intimes qui sont au cœur de nos environnements sociaux, politiques, sanitaires et climatiques.

Suzy Blondin, Sunčana LaketaChristina Mittmasser et Laure Sandoz  sont chercheuses à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel. Intéressées par les approches féministes, elles ont édité ensemble le numéro spécial de la revue Géo-Regards à l’origine de cette série de blog. Cet article est basé sur l’introduction qu’elles ont rédigées pour ce numéro spécial.

Références:

–Baer, Hester, 2016: « Redoing Feminism: Digital Activism, Body Politics, and Neoliberalism », Feminist Media Studies 16 (1), 17-34.
–Boas, Ingrid, Joris Schapendonk, Suzy Blondin et Annemiek Pas, 2020: « Methods as Moving Ground: Reflections on the ‘Doings’ of Mobile Methodologies », Social Inclusion 8 (4), 163-146.
–Butler, Judith, 1990: Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Routledge.
–Caretta, Martina Angela et Yvonne Riaño, 2016: « Feminist Participatory Methodologies in Geography: Creating Spaces of Inclusion », Qualitative Research 16 (3), 258–66.
–Duplan, Karine, 2014: « Performances et Pratiques Spatiales Des Femmes Expatriées à Luxembourg: Une Enquête Sur La Production de l’hétéronormativité Des Espaces Du Quotidien », Les Cahiers Du CEDREF 21, 179-206.
–Laketa, Sunčana, 2018: « Between ‘This’ Side and ‘That’ Side: On Performativity, Youth Identities and ‘Sticky’ Spaces », Environment and Planning D: Society and Space 36 (1), 178-96.

Toutes les autres références sont des articles publiés dans le cadre du numéro spécial:

–Suzy Blondin, Sunčana Laketa, Christina Mittmasser et Laure Sandoz (Eds.), 2022: “Corps et espaces en temps de crises : Perspectives féministes”, Géo-Regards, 15.

 

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